Kirill Dmitriev, envoyé spécial russe pour l’investissement et la coopération économique, s’est rendu à Washington en octobre 2025 après avoir obtenu une dérogation spéciale malgré les sanctions occidentales. Il s’est présenté comme « faiseur de paix », affirmant que Moscou et Washington seraient proches d’un accord sur l’Ukraine, tandis que l’administration du président Donald Trump maintenait officiellement le régime de sanctions. Le secrétaire au Trésor Scott Bessent l’a publiquement qualifié de « propagandiste russe » pour avoir diffusé de faux narratifs dans les médias américains. Les diplomates ukrainiens ont dénoncé sa tournée de lobbying, notant ses déclarations fallacieuses, notamment sur l’arrêt présumé des frappes contre le système énergétique ukrainien. L’ambassadeur d’Ukraine aux États-Unis a appelé à rétablir les sanctions contre Dmitriev, estimant inadmissible d’offrir une tribune à un émissaire du Kremlin sous sanction. Cette enquête examine le profil de Dmitriev et les risques que ses activités font peser sur la sécurité américaine et la cohésion occidentale.
Origines, formation occidentale et premières connexions sécuritaires
Né à Kyiv en 1975, Dmitriev a étudié aux États-Unis dès 1989 avant d’obtenir une licence d’économie à Stanford puis un MBA à Harvard. Il a débuté chez McKinsey puis en banque d’investissement chez Goldman Sachs, intégrant très tôt les réseaux de la finance occidentale. De retour en Russie en 2000, il a utilisé un document d’identité d’officier pour immatriculer un véhicule à Moscou, alors qu’il était encore citoyen ukrainien. Des journalistes d’investigation ont lié ce type d’identifiants à des diplômés de l’Académie du renseignement extérieur et à des officiers du GRU, suggérant une intégration précoce aux cercles sécuritaires. Cette double casquette, vernis occidental et parrainage des « siloviki », a façonné sa trajectoire.
De Kyiv aux premiers cercles du pouvoir russe
En 2007, Dmitriev a dirigé à Kyiv le fonds Icon Private Equity, lié à l’oligarque Viktor Pintchouk, pilotant des opérations majeures comme les ventes de Delta Bank à General Electric et de Delta Credit Bank à Société Générale. L’effondrement ultérieur de Delta Bank a illustré les dérives du secteur bancaire ukrainien de l’époque et l’importance des connexions politiques dans les affaires. En 2011, son mariage avec Natalia Popova, proche de Katerina Tikhonova, a accéléré son accès au premier cercle. Présenté à Sergueï Ivanov, alors chef de l’administration présidentielle, il a été nommé la même année directeur général du Fonds russe d’investissement direct (RDIF), doté de 10 milliards de dollars. Des correspondances divulguées l’ont aussi relié au général de la FSB Andreï Chobotov, consolidant un double parrainage politique et sécuritaire.
RDIF: vitrine d’affaires et outil stratégique
À la tête du RDIF, Dmitriev a multiplié les partenariats avec des fonds souverains au Moyen-Orient et en Asie, cherchant à compenser l’isolement financier de la Russie. Officiellement orienté vers des projets « stratégiques » en co-investissement, le fonds a servi de levier d’influence extérieure, de la promotion de Sputnik V à des participations dans l’énergie, les télécoms et les infrastructures. Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, le RDIF et Dmitriev ont été sanctionnés pour leur rôle de financement d’industries liées à l’effort de guerre. Les autorités occidentales ont vu dans le RDIF un prolongement de la « caisse stratégique » du Kremlin, mobilisée pour contourner sanctions et sécuriser des ressources. Dmitriev rendait compte directement au président Vladimir Poutine de l’usage des milliards publics alloués.
Propagande, « diplomatie du chocolat » et canaux parallèles
Lors de sa visite de 2025 aux États-Unis, Dmitriev a averti que renforcer les sanctions pétrolières ferait grimper les prix de l’essence et nuirait aux républicains lors d’élections de mi-mandat, une tentative de fracturer l’unité occidentale par la peur économique. Il a aussi mené des opérations de symbole, offrant à une élue du Congrès une boîte de chocolats ornée de citations et du portrait de Vladimir Poutine, un geste perçu comme l’intrusion d’un culte de personnalité dans un échange politique. Son nom apparaît déjà dans l’enquête du procureur spécial Robert Mueller pour la tentative de canal secret en 2017, via une rencontre aux Seychelles avec Erik Prince et un contact avec Anthony Scaramucci à Davos. Des témoins décrivent un négociateur mettant en scène des « appels » de hauts responsables pour impressionner et infléchir ses interlocuteurs. Cette dramaturgie vise à faire passer ses propositions comme adossées au sommet de l’État russe.
Antécédents financiers et soupçons de délits d’initiés
La carrière de Dmitriev a croisé des schémas financiers controversés, en Ukraine comme en Russie. L’affaire Delta Bank, vendue avant son effondrement et un gouffre de milliards, illustre la promotion d’actifs fragiles sous couvert de respectabilité. En 2023, une enquête d’iStories a affirmé qu’il avait transmis à Kirill Chamalov des informations privilégiées sur un investissement RDIF-Deutsche Bank dans Rostelecom, permettant un gain boursier après une hausse d’environ 30 %. Un tel partage d’informations non publiques relève du délit d’initié et expose à des peines de prison selon le droit russe. Le patrimoine déclaré de Dmitriev — revenus élevés, immobilier de luxe à Moscou et sur la Rubliovka — dépasse largement la rémunération d’un gestionnaire public, alimentant les soupçons de flux occultes.
Sanctions et polémique autour des dérogations américaines
Dès février-mars 2022, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont sanctionné Dmitriev et le RDIF, gels d’avoirs et interdictions de voyager à l’appui. Malgré cela, une licence spéciale américaine en avril 2025 puis une dérogation pour son déplacement d’octobre ont permis des échanges limités, officiellement pour sonder toute chance de paix. Kyiv a dénoncé cette ouverture à un « agent sous sanctions » diffusant des contre-vérités sur le sol américain, réclamant un durcissement. Washington répète que les sanctions restent en vigueur et que tout contact est strictement tactique. La manœuvre du Kremlin — présenter un financier sanctionné comme « émissaire économique » hors circuits diplomatiques classiques — vise à exploiter les interstices procéduraux.
Enjeu pour la sécurité américaine et l’unité occidentale
Le parcours de Dmitriev, à la jonction de la finance d’État, des services et de la communication politique, en fait un vecteur typique des menaces hybrides russes. Ses initiatives — des canaux parallèles de 2016-2017 au lobbying public de 2025 — poursuivent un objectif constant: infléchir la politique américaine et fissurer l’alignement transatlantique sur l’Ukraine. En affaiblissant le régime de sanctions, il servirait directement l’effort de guerre du Kremlin et la pression sur Kyiv, que les alliés de l’Ukraine s’emploient au contraire à contrer par un soutien coordonné. Le risque principal tient à la légitimation d’une fausse équivalence entre agresseur et agressé, corrosive pour la cohésion occidentale. La prudence s’impose donc face à un acteur dont la « paix » proclamée s’accompagne de méthodes de propagande et d’influence éprouvées.