Compositeur et producteur de génie, notamment associé à Michael Jackson, Quincy Jones a transformé en or tout ce qu’il a touché dans la seconde moitié du XXe siècle, et même au-delà.
C’est un monstre sacré du jazz et de la pop qui s’en va. Le musicien et producteur américain Quincy Jones est mort dans la nuit du dimanche 3 au lundi 4 novembre à l’âge de 91 ans dans sa maison de Los Angeles, entouré de sa famille, a annoncé son agent, Arnold Robinson, à l’agence américaine Associated Press(Nouvelle fenêtre). Ce génie de la musique a été l’un des artistes les plus influents de son siècle, du jazz traditionnel à la pop, en passant par le bebop, la soul ou le funk. Son activité foisonnante et son éclectisme lui ont valu des pluies d’honneurs et de distinctions, dont 28 Grammy Awards.
Quincy Delight Jones est né le 14 mars 1933 à Chicago, d’un père joueur de baseball et menuisier, d’une mère agent de change et directrice de résidences qui lui chante des chants religieux dans son enfance. Très jeune, il écoute également assidûment une voisine jouer du piano jazz à travers les murs. Lorsque ses parents divorcent, il doit suivre son père, remarié, au sein d’une famille recomposée et déménager à Seattle, à l’autre bout du pays. C’est là, au lycée, qu’il fait ses premières armes de trompettiste et arrangeur. Quincy Jones fréquente un étudiant saxophoniste dont la mère dirige un orchestre de jazz local. Les deux adolescents jouent ensemble dans un groupe de la Réserve nationale.
A 14 ans, Quincy Jones rencontre Ray Charles, de deux ans son aîné, venu jouer dans un club de la ville. Il le décrira plus tard comme l’une de ses premières sources d’inspiration. Au début des années 1950, une bourse lui permet d’étudier au fameux Berklee College of Music de Boston, puis il entame une carrière professionnelle quand Lionel Hampton l’invite à partir en tournée en tant que trompettiste, arrangeur et pianiste de son orchestre. Installé à New York, Quincy Jones se fait rapidement une réputation grâce à ses talents d’arrangeur et reçoit des commandes de la part d’artistes comme Ray Charles, devenu un ami, mais aussi Count Basie, Duke Ellington, Sarah Vaughan ou Dinah Washington.
Cinq ans en France, puis l’ascension chez Mercury
En tournée en Europe avec Lionel Hampton à seulement 20 ans, Quincy Jones déclarera que cette expérience changera sa vision du racisme aux Etats-Unis. A partir de 1956, après un contrat qui lui donne l’occasion de jouer dans le groupe qui accompagne le jeune Elvis Presley lors de ses premiers passages télévisés sur CBS, le jazzman de 23 ans part en tournée avec Dizzy Gillespie en tant que trompettiste et directeur musical.
En 1957, il s’installe à Paris. Il s’inscrit à l’école de musique de Fontainebleau (surnommée le « Conservatoire américain », elle verra défiler de nombreux géants de la musique) et suit des cours de composition et de théorie musicale avec Nadia Boulanger et Olivier Messiaen. Il joue à l’Olympia et devient directeur musical au sein de la maison de disques Barclay. Quincy Jones passe près de cinq ans en France, où il noue notamment des liens avec le groupe vocal Double Six de Mimi Perrin, à laquelle il accorde généreusement toute latitude pour adapter librement sa musique.
En 1960, il forme un « big band », The Jones Boys, avec des musiciens qui portent le même nom que lui sans être apparentés. Des difficultés financières causeront la fin du groupe. Pour le renflouer, le patron du label Mercury lui prête de l’argent et l’engage comme directeur musical de l’antenne new-yorkaise de son label. Probablement échaudé par ces difficultés, il veillera par la suite à devenir aussi bon businessman que musicien. En 1961, Quincy Jones accède au poste de vice-président de la firme, une première pour un Afro-Américain à l’époque.
Plus de 40 musiques de films
Au tout début des années 1960, il écrit la première bande originale de film de sa carrière pour The Boy in The Tree, un film suédois d’Arne Sucksdorff. Le 7 avril 2021, il en postait d’ailleurs les premières secondes sur Facebook(Nouvelle fenêtre), remerciant son équipe d’avoir retrouvé cette archive du générique.
En 1961, il enchaîne avec la musique du Prêteur sur gages (The Pawnbroker) de Sidney Lumet, qui sortira en 1964, et un somptueux thème d’ouverture(Nouvelle fenêtre) chanté par Marc Allen. Le bon accueil de son travail l’amène à partir à Los Angeles où les commandes se multiplient, pour le cinéma, mais aussi pour la télévision. Il compose notamment les musiques de films parmi lesquels Rien ne sert de courir (1966) de Charles Walters, qui marque les adieux de Cary Grant au cinéma, et Dans la chaleur de la nuit (1967) de Norman Jewison avec Sidney Poitier.
Il compose aussi une partition sombre(Nouvelle fenêtre) et douloureuse pour De sang froid (In Cold Blood), film de Richard Brooks adapté d’un roman de Truman Capote. Ce dernier, ayant appris qu’un musicien noir avait été choisi pour écrire la musique du film, a tenté de l’évincer de la production auprès du réalisateur, qui l’a envoyé promener sèchement. Capote présentera plus tard ses excuses, en larmes, à Quincy Jones. Le musicien écrit également des génériques de séries télévisées comme L’Homme de fer(Nouvelle fenêtre) (Ironside, 1967-1975) et le Cosby Show.
Une collaboration fructueuse avec Sinatra
Durant cette décennie 1960, Quincy Jones enregistre quelques disques, dont l’un d’eux, Big Band Bossa Nova (1962), abrite le célèbre et pétillant Soul Bossa Nova, sur lequel on retrouve notamment Lalo Schifrin au piano et Roland Kirk à la flûte. Dans cet album, Quincy Jones exprime un intérêt pour la musique brésilienne qui ne faiblira jamais par la suite.
Présent sur tous les fronts, il produit les tubes à succès de la chanteuse pop Lesley Gore, tout en travaillant comme arrangeur pour des vedettes internationales comme Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Shirley Horn, Peggy Lee ou Nana Mouskouri.
Avec Franck Sinatra, Quincy Jones a commencé à travailler dès 1958 sur un concert caritatif à Monaco, à l’initiative de la princesse Grace. En 1964, il arrange et dirige l’album It Might As Well Be Swing, que « The Voice » enregistre avec l’orchestre de Count Basie, et dans lequel on retrouve la légendaire reprise de Fly Me To The Moon par le crooner, une chanson qui sera associée à la mission spatiale Apollo. Quincy Jones travaille ensuite sur l’album live du chanteur, Sinatra at The Sands, toujours avec Count Basie (1966), un disque enregistré à Las Vegas et qui fera référence, puis sur des événements ponctuels mettant en scène le chanteur. Les deux hommes se retrouveront de nouveau en studio dans les années 1980.
Michael et Quincy, association de génies
Quincy Jones paie-t-il le prix de son abondante activité ? En 1974, le prolifique compositeur-arrangeur-producteur est victime d’une rupture d’anévrisme. Il passe six mois de convalescence et de repos avant de reprendre le travail. En 1975, il fonde sa société Qwest Productions, et trois ans plus tard, il fait la connaissance de Michael Jackson sur le tournage du film The Wiz (1978), adaptation de la comédie musicale Le Magicien d’Oz, coproduite par la Motown et réalisée par Sidney Lumet. Le reste appartient à la légende commune des deux hommes.
Après leur rencontre, Quincy Jones et Michael Jackson entament une collaboration parmi les plus fructueuses de l’histoire de la musique populaire. Quincy produit le premier album de l’âge adulte (sans ses frères musiciens) de Jackson, Off the Wall, sorti en 1979. Le disque connaît un énorme succès, avec 20 millions d’exemplaires vendus. Il fait de Quincy Jones le producteur le plus puissant du show-business et vaut au jeune chanteur de 21 ans un Grammy Award pour sa performance vocale sur la chanson d’ouverture, Don’t Stop ‘Til You Get Enough.
Mais Michael Jackson veut aller beaucoup plus loin en termes de retentissement. C’est chose faite en 1982 avec Thriller, triomphe planétaire (avec huit Grammy Awards à la clé), qui devient l’album le plus vendu de l’histoire et le sacre définitivement « roi de la pop ». Quincy Jones coproduit enfin l’album Bad (1987) qui connaît également un grand succès, malgré l’impossible challenge de succéder au monumental Thriller.
Producteur-roi et chef d’orchestre de « We Are The World »
Si Michael Jackson s’impose comme le souverain de la musique mondiale dans les années 1980-1990, Quincy Jones en est l’un des grands piliers, autour duquel gravitent, outre le chanteur de Beat It, de belles voix de la pop, du R’n’B et du jazz, comme James Ingram, Patti Austin, Michael McDonald, mais aussi Frank Sinatra avec lequel le producteur renoue pour une collaboration remarquée. Il produit l’ultime album studio du chanteur, L.A. Is My Lady (1984), dont le titre éponyme est porté par un clip réunissant tout le gratin de Los Angeles.
Entre-temps, en 1981, Quincy Jones s’offre un tube dance irrésistible, Ai No Corrida. Il a en fait repris dans son brillant album funk-soul The Dude (trois Grammy Awards sur 12 nominations, Herbie Hancock aux claviers sur quatre pistes) une chanson du Britannique Chaz Jankel(Nouvelle fenêtre).
Ce disque a lancé par ailleurs la carrière du chanteur James Ingram, interprète des deux autres singles de l’album, Just Once(Nouvelle fenêtre) et One Hundred Ways(Nouvelle fenêtre), et dont Quincy Jones produira notamment les grands succès Baby, Come To Me(Nouvelle fenêtre) (1981, duo avec Patti Austin) et Yah Mo B There(Nouvelle fenêtre) (sorti fin 1983, duo avec Michael McDonald).
En janvier 1985, Quincy Jones, plus incontournable que jamais outre-Atlantique, est aux commandes de l’enregistrement historique de We Are The World du collectif USA for Africa, un incroyable « All Star » de la scène pop, rock, soul américaine où l’on retrouve entre autres Stevie Wonder, Diana Ross, Bob Dylan, Ray Charles, Tina Turner, Bruce Springsteen ou Cyndi Lauper.
Producteur de cinéma et de télévision
Dans le domaine du 7e art, comme si les bandes originales ne lui suffisaient pas, Quincy Jones le touche-à-tout s’essaye aussi à la production. Avec un coup de maître dès ses débuts pour La Couleur pourpre (1985) de Steven Spielberg qui reçoit onze nominations aux Oscars, dont deux relatives à la musique écrites par Jones, mais l’équipe du film repartira bredouille. En 1990, Jones s’associe à Time Warner pour créer Quincy Jones Entertainment, et produit des émissions de télévision et des séries telles que Le Prince de Bel-Air qui lance la carrière de Will Smith.
En 1991, Quincy Jones convainc Miles Davis de revisiter son ancien répertoire – chose que le trompettiste s’était toujours refusé à faire – à l’occasion d’un concert événement donné le 8 juillet 1991 au festival de Montreux, en Suisse. Il en résultera en 1993 un album live, Miles & Quincy Live at Montreux, un disque posthume pour Miles, malade lors du concert, et qui s’éteindra quelques semaines plus tard, le 28 septembre 1991. Sur la scène de Montreux, Quincy Jones dirige deux orchestres, celui du pianiste-arrangeur Gil Evans (disparu en 1988) qui travailla autrefois avec Davis, et celui du Suisse George Gruntz.
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Summertine (George Gershwin) sur la scène de Montreux, avec Miles Davis (trompette) et Kenny Garrett (saxophone alto) en solistes
En 1993, Jones coproduit avec David Salzman, avec qui il s’associe sous la bannière QDE, Quincy David Entertainment, le concert d’investiture du président démocrate Bill Clinton.
Dans les années 2010, Quincy Jones devient le mentor de nombreux jeunes artistes parmi lesquels les pianistes Alfredo Rodriguez, Emily Bear et Justin Kauflin, le guitariste Andreas Varady, la chanteuse Nikki Yanofsky et le jeune prodige multi-instrumentiste Jacob Collier. En 2014, il produit trois titres de l’album Paris de la chanteuse française Zaz.
Mentor de jeunes artistes et coproducteur d’une plateforme jazz
Curieux des nouvelles technologies, le producteur octogénaire expérimente le podcast, puis la vidéo interactive pour une méthode d’apprentissage du piano à laquelle collabore Harry Connick Jr… En 2017, il se lance dans la vidéo à la demande : associé au producteur français Reza Ackbaraly, il crée la plateforme Qwest TV(Nouvelle fenêtre), un équivalent de Netflix(Nouvelle fenêtre) pour le jazz et des musiques proches, où l’on trouve concerts, documentaires et interviews.
Quincy Jones a traversé la seconde moitié du 20e siècle, puis le début du 21e, comme un touche-à-tout généreux et curieux, jamais indifférent aux maux du monde. En marge de la musique, il s’est engagé pour diverses causes relatives aux droits humains, à commencer par le combat pour les droits civiques dès les années 1960 auprès de Martin Luther King.
En 2001, Quincy Jones avait publié son autobiographie intitulée Q: The Autobiography of Quincy Jones. L’ouvrage a été traduit en français par son amie Mimi Perrin, l’ex-leader du groupe Double Six, sous le titre Quincy, paru chez Robert Laffont en 2003.
Quincy Jones a eu sept enfants avec cinq compagnes différentes (il a épousé trois d’entre elles), la danseuse Carol Reynolds et quatre actrices : la Suédoise Ulla Anderson, les Américaines Jeri Caldwell et Peggy Lipton, et l’Allemande Nastassja Kinski.