Une juge du Wisconsin arrêtée par le FBI pour « entrave » à l’arrestation d’un migrant. Un magistrat qui accuse l’administration de Donald Trump d’avoir « délibérément ignoré » une de ses décisions. Les tensions ne cessent de s’aggraver entre le pouvoir judiciaire et le président américain alors qu’il passe, mercredi 30 avril, le cap symbolique des cent jours depuis son retour à la Maison Blanche. Le républicain « pense qu’il peut faire ce qu’il veut, en dépit de la loi, et que les magistrats devraient juste l’écouter », dénonçait en mars le chef de l’opposition au Sénat, Chuck Schumer, sur NBC News. De quoi plonger les Etats-Unis dans une crise constitutionnelle, affirme le démocrate.
S’il n’existe pas de consensus sur la définition de crise constitutionnelle, « l’une des caractéristiques possibles est lorsqu’un président bafoue le droit », explique Sanford Levinson, professeur de droit à l’université du Texas et auteur de recherches à ce sujet. Les démocrates ne sont pas les seuls à s’en inquiéter. En février déjà, moins d’un mois après le début du second mandat du milliardaire, plusieurs juristes interrogés par le New York Times alertaient sur ce risque.
« De nombreux décrets sont contraires à la loi »
Car, depuis l’investiture de Donald Trump, « les Etats-Unis font face à des attaques constantes et multiples contre l’état de droit », observe Richard Pildes, professeur de droit constitutionnel à la New York University (NYU). Un assaut mené à coup de décrets présidentiels. Donald Trump en a déjà signé plus de 120, alors qu’aucun texte majeur n’a été voté par le Congrès. Contournant la branche législative, le président « essaie de gouverner presque exclusivement par décrets », résume Sanford Levinson. Y compris sur des questions qui dépassent largement les compétences du chef de l’Etat, comme la fermeture d’agences fédérales ou la suppression du droit du sol.
Dans ce flot constant de mesures, « de nombreux décrets sont contraires à la loi, de manière plus ou moins manifeste », relève Ludivine Gilli, directrice de l’observatoire de l’Amérique du Nord à la Fondation Jean-Jaurès. Mais pas de quoi affoler l’administration Trump, dont la stratégie est d’adopter des textes symboliques et de prendre des décisions fortes, « même si on sait qu’elles seront retoquées plus tard », poursuit l’historienne.
Mais elle observe aussi chez Donald Trump une « volonté d’étendre ses pouvoirs », à la faveur de décisions de justice qui lui seraient favorables. Amenée à trancher certains cas, la Cour suprême, à majorité conservatrice, « pourrait revenir sur certaines interprétations de la Constitution, y compris anciennes », note Ludivine Gilli. Elle l’avait déjà fait en 2022, sur un autre sujet, en renversant un précédent arrêt garantissant le droit à l’avortement dans tout le pays. « On sait que la Cour reviendra sur certaines décisions, mais il est difficile de savoir quels principes elle va consacrer ou non », observe l’experte.
« Donald Trump teste toutes les limites du pouvoir exécutif, dans l’espoir de les repousser toujours plus loin, de recours en recours. »
Ludivine Gilli, historienne
En parallèle, Donald Trump cherche à éroder l’indépendance de la branche judiciaire, chargée de statuer sur les dizaines de recours entamés contre sa politique. Première cible du républicain : les avocats. « Certains décrets menacent directement les cabinets et portent ainsi atteinte à l’indépendance de la profession, pourtant essentielle pour garantir l’état de droit », dénonce le professeur de droit constitutionnel Richard Pildes. Pour éviter de voir leur activité entravée, plusieurs firmes ont passé des accords avec la Maison Blanche, acceptant de travailler bénévolement sur des causes défendues par le président américain. « Depuis des siècles, on considérait que les avocats, au même titre que la société civile, tiendraient tête à un gouvernement oppressif, déplore le professeur de droit Sanford Levinson. Désormais, on fait face à une sorte de guerre interne à la profession. »
Autre exemple d’atteinte à la séparation des pouvoirs : « le ministère de la Justice a reçu pour instruction d’enquêter sur certains individus » auxquels Donald Trump est hostile, rapporte Richard Pildes. Le New York Times cite ainsi un mémo demandant à la ministre de la Justice, Pam Bondi, de se pencher sur un ancien responsable du ministère de l’Intérieur qui avait ouvertement contredit les accusations de fraude électorale lancées par Donald Trump en 2020, après sa défaite contre Joe Biden.
Les magistrats en première ligne
Le président multiplie aussi les menaces contre les juges. Mi-mars, il a appelé à la destitution de James Boasberg, un magistrat qui avait suspendu l’expulsion de migrants vénézuéliens. L’attaque a provoqué un rare rappel à l’ordre de la Cour suprême, dont le président, le conservateur John Roberts, a souligné que « depuis plus de 200 ans, il a été établi que la destitution n’est pas une réponse appropriée à un désaccord sur une décision de justice ». La porte-parole de la Maison Blanche s’en est même pris à la femme de James Boasberg, relève le Washington Post.
Selon Sanford Levinson, « aucun président n’est jamais allé si loin ». Lorsque la Cour suprême a annulé plusieurs mesures de son New Deal, dans les années 1930, « Franklin Roosevelt s’est montré très critique de la décision, mais il n’a jamais attaqué personnellement les juges et leur famille », rappelle le professeur de droit. « Donald Trump met en doute l’intégrité de tout juge qui s’oppose à ses décisions, s’alarme-t-il. Il fait subir un test de résistance à notre système politique. »
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Plusieurs de ces « tests » cruciaux pour l’état de droit se jouent actuellement devant les tribunaux américains. Mi-mars, Kilmar Abrego Garcia, un Salvadorien ayant un statut de résident permanent dans l’Etat américain du Maryland, a été expulsé vers son pays d’origine. La police américaine a depuis reconnu que ce père de famille, désormais incarcéré dans une prison de haute sécurité au Salvador, avait été déporté « par erreur », rapporte The Atlantic. L’affaire a été portée devant la Cour suprême, qui a ordonné au gouvernement de « faciliter » le retour de Kilmar Abrego Garcia aux Etats-Unis.
Une injonction à la formulation floue, que l’administration Trump a jusqu’ici ignorée. Mi-avril, la ministre de la Justice a affirmé avoir les mains liées, et qu’il « revenait au Salvador de décider s’il veut renvoyer » Kilmar Abrego Garcia aux Etats-Unis. En visite à Washington, le président salvadorien Nayib Bukele a écarté cette possibilité « grotesque », déclarant qu’il n’allait pas « faire entrer illégalement » un « terroriste » sur le territoire américain.
« L’administration Trump est de mauvaise foi : elle pourrait faire pression sur le Salvador pour régler ce problème, qui est d’ordre politique. »
Sanford Levinson, professeur de droit
« Aucune cour aux Etats-Unis n’a le droit de décider de la politique étrangère [du pays]« , a pourtant estimé le secrétaire d’Etat Marco Rubio, lors d’une rencontre entre Nayib Bukele et Donald Trump. La justice ne peut contrôler « l’exercice légitime du pouvoir par le président », concède Richard Pildes. Mais « il revient aux tribunaux de déterminer si ce pouvoir est exercé dans le cadre fixé par la Constitution », pointe-il.
Le Congrès, un contrepouvoir qui reste passif
Se pose donc une question clé : qu’adviendra-t-il si Donald Trump et son gouvernement décident, comme ils l’ont déjà évoqué, de ne tout simplement pas respecter les décisions de justice qui leur sont défavorables ? « Les tribunaux disposent de recours », souligne Richard Pildes. Ils peuvent ainsi déclarer que l’administration a commis un « outrage au tribunal », ce qui peut s’accompagner « de lourdes amendes, qui augmentent à chaque jour où l’administration refuse de se plier aux demandes de la justice, voire d’arrestations, à plus long terme. »
Mais il reviendrait alors à la police, et donc à l’exécutif, de procéder à ces interpellations. « Si on atteint le stade où l’exécutif (…) considère qu’il n’a plus de comptes à rendre à la justice, une ligne rouge sera franchie », met en garde le constitutionnaliste.
« C’est une chose de contester des principes juridiques, de tenter de gagner devant les tribunaux et la Cour suprême. C’en est une autre de refuser de se soumettre aux décisions des juges. »
Richard Pildes, professeur de droit
Pour Sanford Levinson, une partie du problème se trouve dans « la Constitution elle-même ». « Il n’y aucun moyen efficace de freiner un président incontrôlable : nous n’avons pas de mécanisme comme la motion de défiance, ni de système semblable au Royaume-Uni, où le parti au pouvoir peut écarter son Premier ministre », illustre-t-il, citant en exemple la conservatrice Margaret Thatcher, poussée à la démission par son propre camp en 1990.
La procédure de destitution, seul outil dont dispose le Congrès, « est un échec total », poursuit Sanford Levinson. Intentée à deux reprises contre Donald Trump lors de son premier mandat, elle n’a jamais abouti, faute de soutien des élus républicains. Les conservateurs, majoritaires au Sénat comme à la Chambre des représentants, « ont une loyauté presque fanatique envers Donald Trump, plus qu’envers leurs électeurs ou la Constitution », juge Sanford Levinson.
Face aux atteintes à l’état de droit, « le Congrès ne joue pas son rôle de contrepouvoir et reste silencieux », abonde Ludivine Gilli. L’historienne rappelle que la démocratie américaine repose sur « trois piliers », censés « se contrôler mutuellement » : l’exécutif (le président et son gouvernement), le législatif (le Sénat et la Chambre des représentants), et enfin le judiciaire.
« On fait face à un pouvoir exécutif qui veut écraser les deux autres branches (…), et le Congrès donne carte blanche au président. »
Ludivine Gilli, historienne
« Nombre d’entre nous retenons notre souffle, en nous demandant ce qu’il adviendra [si Donald Trump continue de défier la justice]. Est-ce que les élus Républicains finiront par s’opposer à lui ? Est-ce qu’on restera passifs, ou est-ce qu’on protestera dans les rues ? », s’interroge Sanford Levinson. « Donald Trump dispose une base fidèle, mais elle ne représente que 35% des Américains,rappelle Ludivine Gilli. Si la société civile se mobilise et que l’opinion publique se retourne contre lui, il pourrait y avoir une crise plus large : pas seulement constitutionnelle, mais démocratique. »