Maltraitance des personnes âgées : le bilan mitigé du grand plan de contrôle des Ehpad, trois ans après le scandale soulevé par "Les Fossoyeurs"
Maltraitance des personnes âgées : le bilan mitigé du grand plan de contrôle des Ehpad, trois ans après le scandale soulevé par "Les Fossoyeurs"

Maltraitance des personnes âgées : le bilan mitigé du grand plan de contrôle des Ehpad, trois ans après le scandale soulevé par « Les Fossoyeurs »

25.03.2025
7 min de lecture

Faute de moyens, les inspecteurs missionnés pour contrôler les 7 500 Ehpad de France après l’affaire Orpea n’ont pu se déplacer que dans un tiers des établissements. Ils n’ont contrôlé les autres que sur documents.

Mars 2022, dans le Val-de-Marne. L’hiver touche à sa fin à la maison de retraite Dame blanche de Fontenay-sous-Bois. Depuis quelques mois, à la faveur de la décrue du Covid-19, les visiteurs bourgeonnent de nouveau dans la résidence. Ce jour-là, on se pomponne avec une attention particulière : c’est visite de ministres. Pressé de réagir au scandale de maltraitance dans les établissements du groupe Orpea, le gouvernement a choisi le cadre ouaté de cet Ehpad public pour dévoiler une opération nationale de « transparence » dans tout le secteur. « Un vaste plan de contrôle des Ehpad sera déployé à partir d’aujourd’hui, pour que chacun des 7 500 Ehpad que compte notre pays soit inspecté d’ici deux ans », déclare le ministre de la Santé de l’époque, Olivier Véran.

Trois printemps plus tard, le calme est revenu à Dame blanche. Peu sans doute se souviennent du plan annoncé alors. Dans toute la France, les dirigeants d’Ehpad, eux, l’ont bien en tête. Ils s’impatientent. Selon le calendrier initial, l’opération aurait dû être bouclée depuis l’été 2024. « On demande à l’Etat de publier un bilan très concret de l’ensemble des contrôles », presse Annabelle Vêques, la directrice de la fédération de directeurs d’Ehpad Fnadepa. « Ce plan, c’est même nous qui en sommes à l’initiative », revendiquent les groupes d’Ehpad privés, par la voix du président du Syndicat national des établissements et résidences pour personnes âgées (Synerpa), Jean-Christophe Amarantinis. « On a voulu ces contrôles pour ne pas laisser penser que l’ensemble des acteurs commerciaux étaient maltraitants. »

L’enjeu est de taille pour les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Les Ehpad ont vu leur réputation entachée et leur taux d’occupation, chuter, avec la crise du Covid-19 et l’affaire Orpea. Ils s’apprêtent désormais à voir la blessure ravivée par la diffusion, mardi 25 mars à 21h10 sur France 2, du documentaire inédit Les Fossoyeurs, coécrit par Victor Castanet, auteur du livre-enquête éponyme. L’heure est donc venue de la « transparence » promise, plaident les géants du secteur, pour « reconstruire le lien de confiance avec les Français ».

Une « grande majorité » d’Ehpad « bienveillants » ?

A ce jour, le plan est finalisé à plus de 96%, dévoile à franceinfo l’entourage de la ministre déléguée à l’Autonomie, Charlotte Parmentier-Lecocq. Les derniers contrôles interviendront « d’ici à la fin du premier semestre ». Sans détailler le bilan précis, qui sera présenté jeudi, les équipes de la ministre préviennent qu’aucune bombe n’est à attendre. « Si de nouveaux problèmes spécifiques visant par exemple les groupes privés avaient été identifiés, nous en aurions déjà fait part », assurent-elles. En poste jusqu’en septembre dernier, l’ex-ministre Fadila Khattabi confirme.

« Je n’ai pas reçu d’alertes gravissimes. Il m’a surtout été remonté des problèmes liés aux difficultés de recrutement du personnel.

Ici et là, des agences régionales de santé ont commencé à dévoiler de premières conclusions. « A part quelques cas inacceptables à la marge, la situation est loin d’être aussi dégradée que ce que certains le prétendent », a voulu rassurer l’ARS de Bourgogne-Franche-Comté, en septembre, dans L’Est républicain(Nouvelle fenêtre)« La grande majorité des lieux que nous avons visités sont bienveillants », a-t-elle ajouté. De quoi expliquer les demandes des dirigeants d’Ehpad de faire la lumière sur ce plan ? « D’après ce qui a filtré, les contrôles ont montré qu’il n’y avait pas de dysfonctionnement majeur dans 85 à 90% des établissements », se félicite Pierre Roux, président de l’association de directeurs d’Ehpad AD-PA.

Un document interne du ministère de la Santé, obtenu par franceinfo, permet de préciser le tableau. Au 30 juin 2024, près de 26 000 mesures correctives avaient été adressées aux quelque 6 200 premiers Ehpad contrôlés, soit une moyenne par établissement de quatre prescriptions obligatoires ou injonctions à mettre en œuvre d’urgence. Les manquements relevés portent sur la gouvernance des résidences, la « présence insuffisante de personnels », l’« absence de formation », un manque d’hygiène ou de sécurité des locaux ou encore des cas de « dénutrition », selon un précédent point d’étape ministériel(Nouvelle fenêtre).

Une vingtaine d’Ehpad visés par des sanctions administratives

Après le contrôle de 80% des Ehpad à l’été dernier, le nombre de sanctions prononcées demeurait minime : 14 Ehpad placés sous administration provisoire, quatre suspensions d’activité et cinq cessations définitives d’activité. Aucune trace de pénalités financières, pourtant possibles. La justice a aussi été saisie à 19 reprises de situations pouvant justifier de possibles poursuites pénales. Depuis, quelques autres mises sous tutelle ou fermetures ont été prononcées, comme dans le Val-d’Oise, à Pierrelaye, où un Ehpad du groupe Mapad devra mettre la clé sous la porte(Nouvelle fenêtre) dès que ses 24 résidents auront pu être relogés. Des « manquements graves » y ont été découverts, portant notamment sur « la fragilité de l’effectif soignant » et l’administration de médicaments « par des personnels non qualifiés », selon l’ARS d’Ile-de-France(Nouvelle fenêtre).

Au-delà des rappels à la réglementation, les Ehpad ont reçu des milliers de recommandations visant à corriger localement des pratiques inadaptées. « Ces contrôles nous ont offert une meilleure photographie des difficultés des Ehpad, ce qui a déjà permis à des ARS de lancer des actions sur le circuit du médicament, la prévention des chutes de nuit ou encore l’hygiène bucco-dentaire », vante l’entourage de la ministre déléguée, Charlotte Parmentier-Lecocq.

Seul un tiers des établissements a reçu la visite d’inspecteurs

L’infime proportion d’Ehpad sanctionnés est-elle de nature à « rassurer tout le monde », comme l’espère la fédération de directeurs Fnadepa ? Le secteur en sort-il vraiment assaini ? Pas si sûr, à en croire divers professionnels, qui pointent les limites du plan XXL lancé par le gouvernement. « Cette campagne a pu permettre de découvrir des situations et d’en prévenir d’autres, mais on n’a peut-être vu qu’une partie de l’iceberg », prévient Thierry Mathieu, représentant Smisp-Unsa des médecins inspecteurs de santé publique, l’un des corps d’inspection mobilisés par les ARS. 

« On nous a demandé de faire du chiffre, mais avec peu d’inspecteurs formés. Résultat : la plupart des contrôles se sont faits sur documents, sans se déplacer dans les Ehpad.

Avant que n’éclate l’affaire Orpea, les Ehpad étaient contrôlés « en moyenne tous les vingt ans », selon le gouvernement. « Les ARS avaient tendance à faire confiance aux structures et à réduire les effectifs d’inspecteurs », souligne Thierry Mathieu. En 2022, pour réussir à contrôler les 7 500 établissements du pays en deux ans, le ministère de la Santé a annoncé l’embauche de 150 équivalents temps plein supplémentaires(Nouvelle fenêtre), un chiffre vite rabaissé à 120 ETP, principalement en CDD. Parmi les contractuels recrutés, « très peu ont pu bénéficier des formations nécessaires », dénonce le syndicaliste. Sur le terrain, des inspections se sont parfois déroulées sans médecin, empêchant l’accès à des données médicales potentiellement révélatrices de maltraitances.

Le ministère aussi a demandé à ses équipes des « gains d’efficacité ». Dans une note interne, il a préconisé de simples « contrôles sur pièces » pour « environ 80% » des Ehpad et réservé les visites de terrain aux établissements « présentant une criticité élevée » (signalements d’incidents, etc.). Ce ratio, dénoncé par les organisations syndicales, a été assoupli : fin décembre, 66% des contrôles avaient été réalisés à distance, contre 34% sur site, presque toujours de manière inopinée, selon les équipes de la ministre déléguée en charge de l’Autonomie.

« Pour les inspections sur place, on a parfois fait des trucs low cost, avec des missions flash d’une demi-journée, alors qu’il faudrait deux jours pour faire du bon boulot », déplore Stéphane Bernard, secrétaire général adjoint du Syndicat national des inspecteurs de l’action sanitaire et sociale (Sniass-Unsa). Les groupes privés, eux, défendent le travail réalisé, y compris sur pièces. « Ces contrôles ont été bien faits, avec des délais d’envoi serrés pour empêcher toute falsification de documents », estime le président du Synerpa, Jean-Christophe Amarantinis. « Vous savez, quelques données peuvent suffire à identifier des rationnements sur les couches ou sur la nourriture, comme c’était le cas à Orpea. »

L’avenir incertain des inspections dans les Ehpad

Quel avenir à présent pour la politique de contrôle des Ehpad ? « Le but est de maintenir une vigilance », assure-t-on au sein de l’exécutif, même si une « baisse de charge » en matière d’effectifs est prévue. Une partie des CDD ne sera pas renouvelée et les autres seront redéployés vers le futur plan de contrôle du secteur du handicap. « Au final, on a agi à un instant T et on a donné des coups d’épée dans l’eau, sans faire peur aux grands groupes », résume le syndicaliste Stéphane Bernard.

« Au vu des difficultés économiques des structures et de la baisse des moyens des ARS, les pratiques déviantes risquent maintenant de reprendre de plus belle.

Parmi les lanceurs d’alerte à l’origine des Fossoyeurs, l’heure est à la désillusion. « Le livre a levé un voile, mais on l’a vite remis, ce voile », regrette l’ancien cadre infirmier Laurent Garcia. « Sur le terrain, on en est toujours au même stade », déplore le représentant CGT Guillaume Gobet, ex-chef de cuisine d’un Ehpad Orpea. « Tant qu’il n’aura pas été imposé un ratio minimal d’infirmiers et d’aides-soignants au chevet du résident, on n’avancera pas », estime-t-il, alors que se profile le 1er avril une journée de grève dans le secteur. 

« Ce qui a été oublié dans la communication politique à l’époque, c’est la question des moyens », reconnaît Annabelle Vêques, de la fédération de directeurs d’Ehpad. « Le bilan de ce plan de contrôles aura peut-être cette utilité : montrer que le problème ne se situe pas tant à l’échelle des établissements que dans l’absence de politique ambitieuse pour accompagner nos aînés dignement », espère son homologue de l’AD-PA, Pierre Roux. Et voilà que ressurgit le serpent de mer d’une loi grand âge, maintes fois promise mais jamais présentée.

Dernières nouvelles

À NE PAS MANQUER