Le ministère de l’Intérieur a rendu publique, mercredi 21 mai, la version déclassifiée d’un rapport initialement classé secret sur le mouvement des Frères musulmans et l’islamisme politique. Ce texte de 75 pages, commandé au printemps 2024 à deux hauts fonctionnaires, avait pour objectif de « sensibiliser l’Etat à cette problématique et faire connaître au grand public et aux élus locaux la menace, et comment elle procède », a assuré l’Elysée mardi. En ligne de mire, notamment, les échéances des élections municipales, en mars 2026.
Ce rapport, présenté lors d’un conseil de défense mercredi à partir de 11h30, « indique qu’il y a une menace très claire vis-à-vis de la République, une menace sur la cohésion nationale » voire « de submersion » de la part de la mouvance « frériste », a affirmé le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, mardi. Franceinfo fait le point sur le contenu du document, et le contexte dans lequel il s’inscrit.
1 Qu’est-ce que « l’entrisme islamiste » ?
Après s’être attaqué au « séparatisme islamiste », l’exécutif cible « l’entrisme islamiste », pratiqué notamment par les Frères musulmans sur le territoire français. Ce mouvement, né en 1928 en Egypte, porte le projet d’un islam politique conservateur. Il a été interdit dans plusieurs pays, comme l’Arabie saoudite, l’Egypte et très récemment la Jordanie.
Si le terme « séparatisme », installé dans le débat public il y a trois ans, désigne des écarts ostensibles et « répétés avec les valeurs de la République » , le phénomène de l’entrisme se fait plus discret. Lors de son point-presse à veille du conseil de défense, mardi, Bruno Retailleau s’est inquiété de cet « islamisme à bas bruit qui se répand en tentant d’infiltrer les associations sportives, culturelles, sociales ou autres » et dont « l’objectif ultime est de faire basculer toute la société française dans la charia ».
Il s’agit « non pas de s’enclaver comme le fait le séparatisme » mais « d’une logique de dissimulation » et d’actions « par le bas », à un échelon local, « pour aller à la conquête des instances de pouvoir, notamment les municipalités », a complété l’Elysée mardi.
2 Quels constats dresse le rapport ?
Si « aucun document récent ne démontre la volonté d’établir un Etat islamique en France ou d’y faire appliquer la charia », les auteurs estiment qu’il « existe bel et bien » un « risque frériste » dans le pays. Le rapport pointe surtout « le danger d’un islamisme municipal, composite au plan idéologique mais très militant » et qui bénéficie de l’appui de « financements étrangers », « en provenance notamment du Qatar ».
Un total de 207 lieux de culte affiliés ou proches de l’organisation des Musulmans de France, identifiée comme la branche nationale des Frères musulmans, ont été recensés, ce qui représente « 7% » des 2 800 lieux de culte musulman du territoire. Autour de ces établissements religieux, se déploient, selon les auteurs, des « écosystèmes islamistes », composés de « cours d’éducation coranique », d’« associations caritatives », « culturelles », de « commerces communautaires » et d’« activités sportives ». Ces services, qui prennent racine « dans des quartiers à majorité musulmane généralement paupérisés », « répondent à des besoins de la population » et à « mesure que l’écosystème se solidifie », des « normes sociales » tels que le port du « voile », de la « barbe » ou le « respect du jeûne du ramadan » « s’imposent », décrit le rapport.
Le secteur éducatif « apparaît comme la priorité », poursuivent les auteurs, chiffrant à 74 le nombre d’établissements confessionnels musulmans en septembre 2023, dont cinq seulement sous contrat avec l’Etat. Parmi eux, le lycée Averroès de Lille, dont le contrat avait été résilié avant que la justice ne le rétablisse en avril. La préfecture avait pointé l’utilisation d’ouvrages contraires aux valeurs de la République et des financements illicites par des structures « liées à la mouvance des Frères musulmans ».
Le rapport attire aussi l’attention sur « l’importance croissante des influenceurs »islamistes, des « prédicateurs 2.0 » sur les réseaux sociaux, qui constituent également « une menace pour la cohésion nationale ». En conclusion, les auteurs s’inquiètent du « succès » de la « stratégie d’institutionnalisation et de respectabilité » des Frères musulmans de France, qui vise à « obtenir progressivement des modifications des règles locales ou nationales s’appliquant à la population, au premier chef le régime juridique de la laïcité et l’égalité entre les hommes et les femmes ».
3 Quelles sont les mesures proposées ?
• « Mieux appréhender la menace ». Pour mieux lutter contre l’islamisme politique, les auteurs du rapport préconisent de « mieux appréhender la menace » en prenant en compte, dans la définition du séparatisme, « le caractère subversif et subtil du projet porté par les Frères musulmans ». Ces derniers ne souhaitant pas « porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », ils ne correspondent qu’imparfaitement à la définition juridique retenue par les pouvoirs publics. Les deux hauts fonctionnaires qui ont rédigé le rapport conseillent de mieux éduquer le grand public et les décideurs, notamment locaux, sur la laïcité, la connaissance de l’islam et les manifestations du séparatisme. Ils proposent qu’un rapport des services de renseignement dédié à l’état des menaces pesant sur la sécurité nationale, dont l’islamisme, soit remis au Parlement tous les deux ans.
• Développer l’islamologie. Les rapporteurs préconisent aussi de renforcer la recherche française sur l’islam et l’islamisme contemporains afin de répondre à la stratégie d’« islamisation de la connaissance » des Frères musulmans, qui permet de « légitimer le concept d’islamophobie », rejeté par les auteurs du rapport.
• Connaître les aspirations de la population musulmane. Le rapport suggère aussi de mieux répondre au « malaise » des musulmans en France, « dans un contexte ou l’islam reste principalement évoqué sous un angle négatif ». Mieux« appréhender les aspirations » permettrait de « limiter la perméabilité » de la population musulmane à l’islamisme en luttant contre le sentiment de rejet.
• Modifier la réglementation funéraire. Les règles pourraient être revues pour autoriser le regroupement confessionnel des sépultures dans les cimetières, aujourd’hui « soumis à des aléas territoriaux et au bon vouloir des maires », ce qui pousse « nombre de nos concitoyens à inhumer leurs proches à l’étranger ».
• Enseigner l’arabe à l’école publique. Ils encouragent aussi, comme l’avait déjà promis Emmanuel Macron en 2020, le développement de l’apprentissage de l’arabe à l’école afin de « ne plus en laisser le monopole aux écoles coraniques ».
• Reconnaître un Etat palestinien. Enfin, alors que le sentiment d’une« islamophobie d’Etat » est renforcé par le soutien français à Israël dans la guerre menée à Gaza, ils soulignent que la reconnaissance d’un Etat palestinien par la France pourrait « apaiser ces frustrations ».
4 Comment ces travaux ont-ils été réalisés ?
Les rédacteurs du rapport se sont rendus dans dix départements français et quatre pays européens, et ont effectué plus de 2 000 auditions, selon l’Elysée. En plus de la littérature scientifique déjà existante sur le sujet, ils ont rencontré une quarantaine d’universitaires, des responsables musulmans au niveau national et local et les différentes administrations impliquées dans l’analyse et la surveillance du phénomène islamiste. Les auteurs précisent néanmoins que les « constats » qu’ils dressent sont « indépendants » des « travaux menés par les services spécialisés ».
5 Pourquoi une version expurgée du rapport est-elle publiée ?
Depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur en septembre, Bruno Retailleau a adopté un ton très ferme sur l’islam politique. Dès octobre, le ministre assurait réfléchir à « une nouvelle incrimination pénale » le visant, relatait Public Sénat. Début janvier, Bruno Retailleau a par ailleurs avancé que la « lutte contre l’islamisme des Frères musulmans » serait l’une des grandes priorités de ces prochains mois, avant de s’opposer au port du voile pour les accompagnatrices scolaires.
En mars, il a été, avec son collègue Gérald Darmanin, ministre de la Justice, l’un des membres du gouvernement à mener la bataille contre le port du voile dans le sport amateur. Avant de promettre, fin avril, qu’un rapport « accablant » sur « les Frères musulmans et leur entrisme » serait publié « dans quelques jours ». Une « version allégée » devait néanmoins être finalisée car le rapport était « classifié confidentiel défense » et renfermait des informations « qui, si elles étaient connues, y compris de ceux qui sont dans ce rapport, [auraient pu] les renseigner », avait ensuite détaillé Bruno Retailleau, mi-mai, dans l’émission « Le Grand Jury » sur RTL. Interrogé par franceinfo, l’Elysée n’a pas souhaité donné de plus amples informations sur les passages supprimés dans la version rendue publique.
6 Quelles sont les réactions après la publication de ce rapport ?
« La lutte contre l’extrémisme se réclamant de l’islam, qui nuit profondément à la vie des musulmans de France comme à celle de l’ensemble de nos concitoyens, est au cœur de nos priorités », a réagi le Conseil français du culte musulman (CFCM) mercredi sur le réseau social X. « Nous avons besoin d’une évaluation lucide de cette menace, fondée sur des données rigoureuses et contextualisées, ainsi que d’une meilleure identification des acteurs qui en assureraient la diffusion », ajoute-t-il.
Néanmoins, « le flou entourant l’identité de ces acteurs, combiné à la gravité des accusations portées » dans ce rapport « est de nature à jeter une suspicion injuste sur l’ensemble des structures musulmanes de notre pays », craint le CFCM. Il « exprime sa profonde inquiétude face aux possibles dérives et instrumentalisations des données rendues publiques : stigmatisation, agressions, mise en danger de l’intégrité physique des Français de confession musulmane et attaques contre leurs lieux de culte. »
De son côté, le parti Renaissance, dirigé par l’ancien Premier ministre Gabriel Attal, propose l’instauration d’« un délit de contrainte au port du voile contre les parents qui contraindraient leurs jeunes filles mineures à porter le voile » . Le parti présidentiel préconise par ailleurs l’adoption d’une « deuxième loi séparatisme appelée ‘loi contre l’entrisme islamiste' », après celle adoptée en 2021. A gauche, le député François Ruffin s’inquiète d’« un entrisme » islamiste, soulignant « une évidente volonté d’islamistes de séparer les musulmans de la République ».
A droite, Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France, prône « une rupture profonde ». « Il faut arrêter l’angélisme, il faut se battre contre ceux qui nous combattent », a-t-il assuré mercredi, invité des « 4V » sur France 2. Tout en invitant à « arrêter de confondre les islamistes et les six millions de Français de confession musulmane qui (…) eux, sont dans la République ». A l’extrême droite, le patron du Rassemblement national, Jordan Bardella, a promis sur France Inter, si le RN arrivait au pouvoir, d’« interdire les Frères musulmans » et de « fermer les mosquées » qui y sont affiliées.