Rolex : une marque qui perd-elle de son prestige ?

01.09.2025 18:45
6 min de lecture

Une analyse marketing et sociologique d’un mythe horloger

Introduction

Lorsque l’on évoque Rolex, c’est inévitablement l’imaginaire de la réussite sociale, de l’élégance intemporelle et du luxe réservé à une élite qui vient à l’esprit. Toutefois, une observation approfondie révèle que la marque genevoise incarne également les paradoxes du luxe moderne : une production de masse juxtapositionnée à un discours d’exclusivité, une expérience client souvent insatisfaisante et un symbole social qui tend à se banaliser. Ce constat menace l’ascension de la marque, car le fondement de son succès commence à se fissurer sous l’impact de la quête du profit immédiat. À vouloir moderniser son image à outrance, il est possible d’en perdre toute sa valeur, rapporte TopTribune.

Ces ambivalences peuvent être examinées à travers plusieurs notions fondamentales du marketing et de la sociologie de la consommation, telles que la valeur perçue (Zeithaml, 1988), la rareté artificielle (Catry, 2003), la distinction sociale (Bourdieu, 1979) ou le désir mimétique (Girard, 1961). Une analyse de ces dimensions marketing peut faire froid dans le dos.

I. Le produit : Rolex ne vend plus des montres mais des symboles de statut

Au fil des décennies, Rolex a longtemps servi de marqueur de distinction (Bourdieu, 1979). Posséder une Submariner ou une Datejust était synonyme d’un statut économique et culturel élevé. Cependant, cette fonction tend à s’éroder aujourd’hui.

Un dirigeant revêtu de sa Submariner se retrouve à croiser un serveur ou un commerçant affichant la même montre (qu’elle soit authentique ou non). Le symbole de distinction évolue vers un objet d’ostentation de plus en plus commun, souvent perçu comme synonyme de « mauvais goût » ou de statut de parvenu. Cela illustre le désir mimétique (Girard, 1961) : plus un objet est désirable, plus il se propage, et plus il perd sa charge aspirante. Rolex conserve un standard de qualité, mais la perception sociale de ses clients change. Il est essentiel de rappeler que le luxe s’appuie sur un effet miroir : acheter une marque, c’est intégrer le « club » de ses utilisateurs. Lorsque la contemplation de ce club cesse d’inspirer l’envie et commence à provoquer du rejet, la valeur symbolique diminue.

Le parallèle avec Gucci, observé ces dernières années, est éclairant : la diffusion massive a érodé l’image d’exclusivité et a associé la marque à une clientèle jugée de mauvais goût. Même si la marque conserve une certaine allure, la clientèle « old money » refuse d’être assimilée aux clients aperçus dans les magasins ou dans la rue, vêtus de vêtements de sport ornés des couleurs emblématiques ou portant une petite pochette en bandoulière. Lacoste a éprouvé ce phénomène en devenant la marque fétiche des banlieues. Rolex risque de traverser un parcours similaire : maintenir la qualité tout en perdant son aura.

II. La distribution : une expérience en magasin déconcertante et dissuasive

Entrer dans un point de vente Rolex devrait être un moment mémorable. L’espace est conçu pour représenter le luxe : matières nobles, ambiance apaisante, localisation privilégiée. Pourtant, l’expérience client contraste fortement avec ces codes.

Vitrines souvent dépouillées – ou exhibant des modèles comme des objets de musée –, montres introuvables, et vendeurs souvent condescendants : l’accueil se rapproche plus d’un rejet qu’une valorisation attendue. Le sentiment qui prévaut est celui d’une tolérance plutôt que d’un accueil chaleureux. Dans le luxe, l’expérience relationnelle est cruciale dans le processus de création de valeur (Kapferer & Bastien, 2012). Malheureusement, chez Rolex, ce rituel se retourne contre la marque : au lieu d’alimenter l’illusion, il engendre la frustration.

L’auteur a pu constater ce phénomène à plusieurs reprises. Certains vendeurs affichent une attitude supérieure : ils se considèrent comme les arbitres de qui pourra acquérir une GMT ou une Daytona. Ce type de comportement convient aux clients modestes ou à ceux ayant récemment amassé des richesses, puisque ces derniers espèrent intégrer un cercle restreint. En revanche, les clients qui représentent réellement la marque, tels que des dirigeants élégants ou des acheteurs historiques, ne tolèrent pas cette attitude. Il y a un véritable risque de les voir s’éloigner de ces objets désignés comme « luxe pour pauvretés » et, en fin de compte, de voir s’effondrer l’image de supériorité sociale.

III. L’écart entre valeur réelle et valeur perçue

Rolex se positionne comme une marque élitiste, mais sa production a maintenant franchi le cap du million d’unités par an (environ 1,3 million). Ce chiffre la relègue loin de la rareté artisanale qui définit d’autres grandes maisons de l’horlogerie. La rareté se construit donc artificiellement grâce à une distribution sélective et un contrôle strict des stocks.

Ce phénomène correspond à ce que Catry (2003) appelle le « luxe inversé » : une surabondance voilée par un vernis de rareté. Une telle stratégie peut entretenir le désir à court terme, mais elle crée une dissonance croissante entre le discours de la marque et la réalité perçue. Elle instille l’illusion chez le client que l’achat d’une Rolex constitue un investissement.

Sur le plan technique, une Rolex est une montre fiable, durable et bien finie. Cependant, les augmentations de prix répétitives ont généré un fossé grandissant entre la valeur d’utilisation et la valeur perçue. Les consommateurs paient désormais moins pour l’objet en soi que pour l’image qu’il véhicule.

Dans les termes de Zeithaml (1988), l’équilibre entre ce que le consommateur « obtient » (qualité, innovation, durabilité) et ce qu’il « donne » (prix) est déséquilibré. Dubois et Laurent (1996) avaient déjà noté que cet écart, lorsqu’il devient apparent, entraîne une désillusion des clients.

Ce phénomène touche l’intégralité du secteur du luxe aujourd’hui : nous avons connu une décennie durant laquelle les consommateurs exprimaient leur pouvoir d’achat à travers des prix élevés, comme si détenir un objet coûteux était synonyme de réussite. En conséquence, de nombreuses marques ont dévalué leurs produits en se concentrant uniquement sur les logos et des tarifs prohibitifs (Burberry, Prada, Gucci, Louis Vuitton, etc.).

Actuellement, une tendance inverse semble émerger. Les consommateurs souhaitent désormais des produits de qualité à des prix justes. Rolex offre effectivement des montres haut de gamme. Cependant, les prix ont grimpé à des niveaux très élevés. Une Submariner est avant tout une montre de plongée. En dehors de cela, son coût excède désormais les 10 000 euros, un montant considérable, qui ne correspond plus au produit proposé, qui ne bénéficie d’aucune exclusivité. Il suffit d’explorer le marché de l’occasion pour le constater : des milliers de Submariners patientent en quête de nouveaux propriétaires.

Les marques qui s’appuient uniquement sur une valeur symbolique prennent un risque significatif de voir la bulle éclater à un moment donné. Pour Rolex, plusieurs indices laissent entrevoir un retournement de tendance : disponibilité immédiate de montres en Asie dans certaines boutiques, mécontentement croissant de certains clients historiques face au service en boutique, ainsi qu’une perception de plus en plus négative d’une marque associée à des « nouveaux riches » tape-à-l’œil.

Conclusion

Rolex représente une contradiction emblématique dans le secteur du luxe contemporain : vendre à des prix exorbitants tout en dépassant le simple cadre de l’exclusivité. Cette stratégie a assurément contribué à son succès économique, mais elle entraîne aussi une érosion de sa valeur symbolique.

Un service client décevant, la banalisation du symbole social, l’inflation tarifaire inappropriée et l’écart entre valeur réelle et valeur perçue soulèvent une question fondamentale : combien de temps une marque peut-elle continuer à symboliser le bon goût tout en devenant un accessoire courant pour les nouveaux riches ?

Rolex reste un titan, mais un titan dont la réputation pourrait un jour vaciller. Car dans le domaine du luxe, plus que le produit lui-même, c’est l’harmonie entre le discours, l’expérience et la projection sociale qui garantit la pérennité du mythe. Les marques doivent garder à l’esprit que même les empires les plus puissants

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