La Syrie a connu ces derniers jours des tueries de civils qui ont fait plus d’un millier de victimes dans les régions alaouites. Le gouvernement de transition n’est pas parvenu à les empêcher, ce qui pose des questions sur sa capacité à contrôler le pays.
C’est un cycle de violences sans précédent depuis la chute de Bachar al-Assad. Depuis le 6 mars, plus d’un millier de civils ont été tués dans l’ouest du pays, selon un décompte publié lundi 10 mars par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), une ONG basée à Londres, qui dit avoir relevé des « meurtres, des exécutions sommaires et des opérations de nettoyage ethnique ». Un habitant de la côte a décrit des scènes d’horreur sur franceinfo. « Dans mon village, ils ont tué une famille entière, la mère, le père et leurs enfants, pour pouvoir voler leurs voitures. Certains corps sont encore dans les maisons. »
La quasi-totalité des civils tués, majoritairement issus de la communauté alaouite, ont été victimes d’exécutions sommaires menées par les forces de sécurité ou des groupes alliés, rapporte l’OSDH. « Le déclencheur est l’attaque menée par des factions loyalistes [au clan Assad] dirigées par d’anciens leaders du très redoutable 4e régiment de l’armée syrienne », à la tête duquel se trouvait « Maher al-Assad, frère de Bachar » jusqu’à la chute du régime, explique à franceinfo Aghiad Ghanem, chercheur franco-syrien et enseignant à Sciences-Po. « On parle de sections très proches du cœur névralgique, responsables des trafics et de l’économie informelle des Assad. »
« Il y a un terrain de division confessionnelle, après une dictature et une guerre civile qui ont été à la source de nombreuses polarisations identitaires, avec des ingérences étrangères. »Aghiad Ghanem, chercheur franco-syrien
Cette offensive du 6 mars s’est produite à Jablé, près de la ville de Lattaquié, berceau de la minorité alaouite, branche de l’islam chiite dont est issu le clan de Bachar al-Assad. Elle a déclenché une opération en retour, durant laquelle « des factions islamistes radicales ont profité de l’occasion pour déferler sur la côte et massacrer des Alaouites ». Les affrontements ont fait près de 500 morts chez les combattants des deux bords, en plus du millier de victimes civiles. « Des habitants de Tartous m’ont expliqué que ces factions avaient localisé par GPS un criminel du régime des Assad et qu’elles le recherchaient. Mais les bombardements visaient l’ensemble de leur quartier, dans une réaction indiscriminée », ajoute Aghiad Ghanem.
Un test majeur pour le président par intérim
Le ministère de l’Intérieur a annoncé l’envoi de « renforts supplémentaires » à Qadmous, dans la province de Tartous, où les forces de sécurité « traquent les derniers fidèles à l’ancien régime ». Selon l’agence de presse officielle Sana, de « violents affrontements » ont éclaté dans le village de montagne de Taanita, où ont fui « de nombreux criminels de guerre » du précédent pouvoir, protégés par des « fidèles d’Assad ». Les forces de sécurité fouillaient également des habitations dans le village de Bisnada, dans la province de Lattaquié.
Des manifestations se sont déroulées dans plusieurs villes du pays, afin d’appeler à l’unité et au rejet des haines intercommunautaires. Mais à Damas, les forces de sécurité ont dû intervenir pour disperser un rassemblement de protestation contre les récentes tueries, après l’irruption d’une contre-manifestation réclamant un « Etat sunnite », émaillée de slogans hostiles aux Alaouites. « La situation a manqué de dégénérer dans la région de Damas et dans le Sud, où certains groupes druzes sont restés armés » malgré les appels au désarmement, ajoute Aghiad Ghanem. Cette minorité ethno-religieuse, présente également au Liban, en Israël et sur le plateau du Golan occupé par Israël, représente environ 3% de la population syrienne, essentiellement dans le sud du pays.

Cet épisode a valeur de test pour les nouvelles autorités, qui tentent depuis des semaines d’obtenir le soutien de la communauté internationale et de rassurer les minorités. Le président syrien par intérim, Ahmed al-Charaa, a promis de poursuivre les responsables de « l’effusion de sang de civils » et appelé à « préserver l’unité nationale et la paix civile », dans ce pays déchiré par un conflit de plus de treize ans. Le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani, a promis la formation d’un comité pour « protéger la paix civile », dans une vidéo diffusée par l’agence Sana. « Nous nous portons garants de tout le peuple syrien et de toutes les confessions, et nous protégeons tout le monde de la même manière. » L’ONG Amnesty International a, de son côté, appelé les autorités à permettre à des enquêteurs internationaux indépendants d’avoir « accès à la Syrie, y compris aux régions côtières, afin qu’ils puissent mener leurs propres investigations ».
L’un des grands défis du nouveau gouvernement est de mettre sur pied une armée régulière. « La conférence de la victoire, fin janvier, a été marquée par la dissolution de l’armée précédente, mais la nouvelle n’est pas encore complètement construite », rappelle Zakaria Taha, maître de conférences à l’université de Grenoble. « Celle-ci a hérité de sections d’Al-Qaïda qui ont opéré un revirement stratégique, mais également d’autres factions restées radicales. Ce sont des organisations horizontales, ajoute Aghiad Ghanem. Ahmed al-Charaa va-t-il parvenir à constituer une armée régulière capable de tendre vers la monopolisation de la violence légitime ? Est-il capable de rompre avec des factions radicalisées ? Pour l’instant, les gages ne sont pas très clairs. »
Ahmed al-Charaa lui-même a estimé que son pays aurait besoin de quatre à cinq ans pour organiser des élections. En attendant, un comité d’experts a été chargé de rédiger un projet de déclaration constitutionnelle pour la phase de transition, qui sera soumis au président par intérim. Ce travail fait suite à la conférence de dialogue national syrien organisée le 25 février à Damas, qui a tracé les grandes lignes du futur Etat : désarmement des groupes armés, justice, libertés et respect des minorités…
Une fragile unité nationale
Mais l’affaire a été expédiée en une seule journée, remarque Aghiad Ghanem, « et les participants ont parfois été convoqués au tout dernier moment ». Le nouveau dirigeant par intérim « a voulu donner beaucoup de gages à l’extérieur, en affichant une posture plus modérée afin de faire lever les sanctions – ce qu’il a obtenu partiellement, ajoute le chercheur. Mais il a peut-être moins répondu à cet enjeu d’ancrage dans les différentes composantes syriennes. Minimiser cet aspect est assez grave, et il faut espérer qu’il ne soit pas trop tard. »
Au-delà du ressentiment d’une partie de la population contre la minorité alaouite, la question des autres minorités est également au menu. « Le régime de Bachar al-Assad a beaucoup travaillé sur la division et l’utilisation des minorités et des différentes composantes sociétales syriennes », fait remarquer Zakaria Taha. L’administration autonome kurde, qui contrôle une grande partie du nord-est du pays, a déclaré qu’elle ne se sentait pas liée par les décisions de la conférence de dialogue national, à laquelle elle n’a pas été conviée. Le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, a refusé la dissolution de son groupe armé, suggérant plutôt qu’il soit intégré à la nouvelle armée syrienne.
Le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, a déjà évoqué l’hypothèse d’une intervention militaire en Syrie « si le régime [portait] atteinte aux Druzes ». Ces derniers, toutefois, savent bien « qu’il s’agit là d’une manœuvre », commente Zakaria Taha. En réalité, « les différentes communautés s’accordent sur l’unité nationale et territoriale du pays, même si les Kurdes, qui en contrôlent presque 30%, souhaitent préserver leur autonomie ». Ces questionnements, d’ailleurs, ne sont pas l’apanage des minorités. « Une bonne partie de la majorité syrienne démocrate s’interroge également sur le chemin vers la démocratie, ou au moins vers un pouvoir beaucoup plus inclusif. »