« L’aube du mal », premier roman de Stéphane Leneuf, une histoire d’amour tragique dans l’Alsace de 1918

15.06.2024
6 min de lecture

Quand Marie met au monde, le 11 novembre 1918, des jumeaux dans l’Alsace à peine libérée, elle n’imagine pas que le parcours de ses deux enfants racontera le 20e siècle et ses tragédies

L’aube du mal de Stéphane Leneuf est un roman qui traverse le 20e siècle et raconte le destin de Marie. À travers le récit de sa vie, c’est l’histoire de France qui se dessine. Roman historique autant qu’histoire d’amour et quête de l’identité, de l’Alsace à la Bourgogne, le lecteur suit cette vie faite de désespoir, de séparation mais aussi de résistance et de courage. Publié chez Michel Lafon, L’aube du mal est en librairie depuis le 2 mai 2024. 

Comme nous a dit son auteur, journaliste à France Inter, « Marie est idéaliste. Le 11 novembre 1918, elle croit dans la paix et le bonheur retrouvé, mais à force de subir la violence nationaliste elle devient une résistante et une combattante de la liberté. L’Aube du mal est aussi un hommage à toutes ces femmes anonymes qui se sont battues dans les maquis pour que nous soyons aujourd’hui libres et que nous ne replongions pas dans les horreurs du passé ». En cette période de montée des populismes européens, la littérature éclaire sur l’Histoire.

L’histoire : Le 11 novembre 1918, à Strasbourg est un jour de liesse et de joie. De liesse, pour les Alsaciens qui fêtent la fin de la Grande Guerre qui a fait 9 millions de morts et de disparus des deux côtés de la frontière. « Cela fait plusieurs jours que Strasbourg est en joie. Nous fêtons la fin de la guerre, la fin de cette dictature qui nous emprisonnait. La fin de l’horreur. ».

De joie personnelle aussi pour Marie, l’héroïne du roman car elle vient d’accoucher de jumeaux. La joie d’une mère comblée. Ses jumeaux s’appellent Klaus et Nicolas. Nicolas pour la France. Klaus pour l’Allemagne. Car leur père est un soldat allemand. Marie est tombée raide dingue de Bernhard, le 6 décembre 1917, jour de la Saint-Nicolas. L’avenir devrait être celle d’une famille heureuse, d’une femme amoureuse. La marche du monde en décide autrement. Il ne fera pas bon vivre pour un Allemand dans l’Alsace libérée.

Un pan de l’Histoire de France méconnue

Stéphane Leneuf nous fait découvrir à travers la vie de Marie un épisode méconnu et peu glorieux de l’Histoire de France. Il fut correspondant à Strabourg pour Radio France pendant quatre ans et à cette occasion, beaucoup d’Alsaciens lui racontaient souvent l’histoire tragique d’une population prise entre deux cultures, française et rhénane. « C’est la tragédie d’une région frontalière que l’Allemagne et la France se disputaient, deux pays aussi nationalistes l’un que l’autre. Certains de mes amis m’ont expliqué que leurs parents avaient changé quatre fois de nationalité en trente ans ! C’est sidérant ! ».

En quelques pages, la liesse de la Libération se transforme en chasse aux « boches ». Les amis d’antan, les voisins de palier, les inconnus dans la rue deviennent des indics, des balances et l’administration française se met en ordre de marche pour lister et expulser les Alsaciens d’ascendance allemande. « La république a pratiqué à l’époque une véritable politique de purification ethnique des Alsaciens d’ascendance allemande, c’est-à-dire ceux qui étaient arrivés après la défaite de 1870 quand l’Alsace est devenue allemande. Ils n’avaient pas le choix. Au nom de la « débochéisation » et d’un nationalisme revanchard, ils ont été expulsés sans ménagement. C’est à partir de ce fait d’Histoire que j’ai construit la trame principale de L’Aube du mal« , nous explique l’auteur.

De la liesse à la Collaboration

Dans ce climat qui ressemble aux années de la Collaboration, les portraits dressés par l’auteur rengorgent de cette haine de l’autre et de l’appât du gain sur le dos de la peur. Marie cherche à sauver ses enfants car leur père veut les emmener avec lui en Allemagne. Une solution : des faux papiers. Sa voisine, Anja « qui l’a si souvent aidée pendant sa grossesse », mariée à Mathias, ce petit fonctionnaire zélote, lui en propose pour la modeste somme de 1000 marks, la moitié des économies de Marie.

Une autre scène concernant ces Allemands expulsés de Strasbourg résonne avec la chasse aux Juifs à laquelle, quelques années plus tard, certains Français complices participeront. « M et Mme Siegfried étaient habillés comme pour partir en voyage (…) Deux valises étaient posées à leurs pieds. Pas un mot. Pas une larme. (…) puis soudain, deux gendarmes qui se tenaient derrière eux dans le magasin leur ont assené un coup de crosse violent sur les épaules comme on peut le faire aux bestiaux qui rechignent à prendre la dernière ligne droite pour l’abattoir », écrit Stéphane Leneuf dans L’aube du mal.

Des soldats français se tiennent avec leurs bardas dans une rue de Strasbourg, parmi les passants civils, le 1er décembre 1918 aprés la libération de la ville (FRANTZ ADAM / FRANTZ ADAM)
Des soldats français se tiennent avec leurs bardas dans une rue de Strasbourg, parmi les passants civils, le 1er décembre 1918 aprés la libération de la ville (FRANTZ ADAM / FRANTZ ADAM)

Les Siegfried étaient les boulangers du quartier, jusqu’à ces jours appréciés du voisinage. Leur pain était si goûteux, mais leurs familles étaient arrivées à Strasbourg après la défaite de 1870. Les temps changent vite.

Ce fut une épuration, nous a expliqué Stéphane Leneuf : « cela peut être analysé aussi comme les prémices de ce que fera le régime de Vichy avec les juifs quelques années plus tard. N’ayons pas peur des comparaisons. Lorsqu’on exclut du champ républicain des populations en raison de leur appartenance ethnique, on agit à partir des mêmes ressorts de haine de l’autre ».

La vie continue et une nouvelle guerre apparaît

La suite du roman regorge de rebondissements. Marie quitte Strasbourg pour la Bourgogne, avec son fils Nicolas, le père rejoint l’Allemagne avec Klaus. Marie change de nom mais une nouvelle guerre pointe à l’horizon. Marie sera résistante. Arrêtée par les nazis et emprisonnée, l’Alsace revient dans ses pensées : « je serai une Alsacienne allemande qui aura doublement trahi la race aryenne en ayant quitté sa terre nourricière et fait le choix de la France. Les nazis ne respectent pas leurs ennemis ».

L’aube du mal, un roman d’actualité pour son auteur : « Il permet de nous rappeler combien les nationalismes ont ravagé l’Europe, provoqué deux guerres mondiales et fait au bas mot vingt à trente millions de morts ! L’Aube du mal ne parle pas des nationalistes et populistes d’aujourd’hui. C’est une fiction qui s’insère dans un contexte nationaliste passé qui rappelle ceux d’aujourd’hui. Je n’hésite pas à dire que mon roman est un lanceur d’alerte de la mémoire pour ne pas oublier les horreurs du passé afin de ne pas les revivre. En cela mon roman est terriblement d‘actualité malheureusement. ».

Par leurs échanges de lettres qui ne cessent malgré les choix crève-cœur de chacun, L’aube du mal raconte aussi qu’une histoire d’amour, même si elle finit mal, est ancrée dans le cœur des amants. Et les deux frères se retrouveront … Mais pour cela à vous de lire. L’aube du mal, le roman d’une famille écartelée, d’une femme mére courage, et d’une l’Europe déchirée aujourd’hui encore. 

Couverture de l'aube du mal de Stéphane Leneuf aux Editions Michel Lafon (MICHEL LAFON)
Couverture de l’aube du mal de Stéphane Leneuf aux Editions Michel Lafon (MICHEL LAFON)

Extrait : Elle tapota sur le bord du lit pour m’inviter à m’asseoir. Elle me fixa de son regard dur. Dans ce genre de moment, ses yeux devenaient bleu acier et pouvaient provoquer un sentiment de crainte sur n’importe quelle personne qui se trouvait dans son entourage. Je ne savais pas quoi penser. Cette vieille femme à l’article de la mort avait toujours été très distante avec nous, et aujourd’hui elle établissait une intimité tardive que je repoussai d’instinct, tout en ressentant une obligation de respect qui me forçait à accepter la situation.

– Écoute-moi, dit-elle en me serrant très fort le bras. Dans cette boîte il y a une histoire que tu dois connaître, mais pas maintenant, quand tu seras grand, parce que c’est une histoire d’hommes. Tu n’es pas encore un homme, mais tu vas le devenir. Tu dois apprendre pour savoir. Tu dois cependant me faire une promesse : garde la boîte, et ouvre-la lorsque tu auras dix-huit ans. Dix-huit ! Tu entends ? Dix-huit ! C’est le chiffre ! Tu ne dois jamais l’oublier ! Tu entends ?

Elle me secoua encore plus violemment comme si son désir le plus ardent était que je retienne ce chiffre.

– C’est un Graal qui te permettra d’ouvrir les portes du passé !

Je ne comprenais pas. Je ne comprenais rien ! Je n’avais pas envie de comprendre ! Cette boîte était vieille, elle était moche, et elle allait m’encombrer. Mais surtout, à cet instant, je ressentais une frayeur intense. Je n’avais qu’une idée en tête : m’enfuir et repousser ce visage et ces yeux loin de moi et de mon univers d’adolescent qui n’avait pas demandé qu’on bouscule sa vie avec des événements. 

« L’aube du mal » de Stéphane Leneuf aux Editions Michel Lafon 20,95 Euros 366 pages

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