Depuis le début de la guerre en Ukraine, les campagnes de déstabilisation et de désinformation se multiplient à l’égard des pays soutiens de Kiev, dont la France. La Russie dément tout implication, bien que des acteurs prorusses soient mis en cause.
Des centaines d’étoiles de David taguées sur des murs d’Ile-de-France, fin octobre. Le mémorial de la Shoah vandalisé avec des mains rouges peintes en mai. Cinq cercueils de « soldats français de l’Ukraine » déposés au pied de la tour Eiffel, samedi 1er juin, et des graffitis représentant ces mêmes cercueils découverts à Paris, une semaine plus tard. Des tags figurant des avions de chasse en forme de cercueils, avec la mention « Des Mirage pour l’Ukraine », retrouvés dans plusieurs arrondissements de la capitale, mardi 18 juin. D’autres en lien avec la guerre de la Russie en Ukraine découverts jeudi sur le bâtiment du journal Le Figaro à Paris.
Tous ces incidents, survenus en moins d’un an, largement médiatisés et relayés sur les réseaux sociaux, ont ému l’opinion publique. Les enquêteurs suspectent des opérations de déstabilisation orchestrées depuis la Russie. Franceinfo revient sur les différentes tentatives d’ingérence ayant touché la France ces derniers mois.
Tout commence trois semaines environ après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, en octobre 2023. Entre les 27 et 31 octobre, la France découvre plus de 250 tags d’étoiles de David bleues, réalisés au pochoir sur des murs d’immeubles de région parisienne. La classe politique réagit à chaud à ce qu’elle considère comme des actes antisémites. Elisabeth Borne, alors Première ministre, condamne ces « agissements ignobles », tandis que la mairie du 14e arrondissement de Paris estime dans un communiqué partagé sur X que « cet acte de marquage rappelle les procédés des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, qui ont conduit à l’extermination de millions de juifs ».
Des suspects venus d’Europe de l’Est
L’enquête, aussitôt diligentée, mène sur une tout autre piste : celle de l’ingérence étrangère. Un couple moldave est arrêté et un homme d’affaires de la même nationalité, ouvertement prorusse, Anatoli Prizenko, identifié comme possible commanditaire. Le Monde révèle fin février, s’appuyant sur une note de la Direction générale de la sécurité intérieure, qu’il s’agit d’une opération pilotée par le « cinquième service du FSB », un département des renseignements russes chargé des opérations d’influence extérieure.
L’histoire semble se répéter dans la nuit du 13 au 14 mai. Des mains rouges, symboles utilisés pour dénoncer les massacres à Gaza, sont taguées sur le Mur des Justes à l’extérieur du Mémorial de la Shoah, à Paris. L’événement provoque, à nouveau, des réactions d’indignation en chaîne : « Cette dégradation (…) résonne comme un cri de ralliement haineux contre les Juifs. Abject ! » s’émeut sur X Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France. Emmanuel Macron dénonce, également sur X, « l’atteinte à la mémoire » des victimes des crimes nazis et promet une République « inflexible face à l’odieux antisémitisme ». A nouveau, l’enquête privilégie bien vite la piste de l’opération de déstabilisation.
« Renforcer les divisions de la société française »
Deux semaines plus tard, samedi 1er juin, cinq cercueils remplis de plâtre sont retrouvés devant la tour Eiffel, ornés de drapeaux français et de l’inscription « Soldats français de l’Ukraine ». Trois suspects sont placés sous statut de témoin assisté : un Allemand et un Ukrainien, accusés d’avoir déposé les cercueils, ainsi qu’un Bulgare, qui leur aurait servi de chauffeur. En analysant le téléphone de ce dernier, les enquêteurs retrouvent la trace de l’un des hommes suspectés d’avoir tagué le Mémorial de la Shoah. Ils font ainsi le lien entre les deux affaires.
Le 8 juin, huit graffitis représentant des cercueils et trois autres mots écrits en cyrillique sont découverts sur des façades d’immeubles du 7e arrondissement de Paris. Trois jeunes Moldaves sont interpellés. A nouveau, l’ingérence étrangère est aussitôt suspectée. Ces deux derniers incidents interviennent quatre mois après qu’Emmanuel Macron a évoqué un potentiel envoi de troupes françaises sur le sol ukrainien. Des propos qu’il a réitérés le 16 mars.
« Même si l’opération des cercueils est grossière, on peut estimer que l’objectif est politique : renforcer les divisions de la société française autour du soutien à l’Ukraine », avance Maxime Audinet, chercheur en sciences politiques à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). Les tags découverts mardi, évoquant les « Mirage pour l’Ukraine », sur lesquels la police parisienne enquête, résonnent comme un écho de la promesse faite par Emmanuel Macron, le 6 juin, de céder des Mirage 2000-5 à Kiev. Des pilotes ukrainiens se forment déjà sur ces appareils en France.
Dans le cas des tags retrouvés sur Le Figaro, deux suspects de nationalité moldave ont été interpellés jeudi. Poursuivis pour « dégradations en réunion » et « association de malfaiteurs », ils ont déclaré avoir été payés 100 euros chacun pour réaliser ces graffitis.
Le Kremlin pointé du doigt par l’Elysée
Pour les autorités françaises, il est certain que la Russie interfère sur le territoire. Le Premier ministre, Gabriel Attal, a dénoncé sur France 2 les ingérences russes, y voyant « un poison qui cherche à manipuler l’opinion », menaçant de devenir « notre nouvelle guerre mondiale ». Emmanuel Macron, invité de France 2 et de TF1, jeudi 6 juin, a assuré que la France était prête à « faire face à tous les risques » liés à la Russie, notamment les « risques de provocations, comme on en a encore eu ces derniers jours ».
« Il y a une nouvelle posture du gouvernement de la France, en matière d’influence et de contre-ingérence, qui consiste à nommer et attribuer ces attaques. On en entend plus parler. »Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire
à franceinfo
Des accusations rejetées en bloc par le Kremlin. « La Russie n’a pas interféré et n’interfère pas dans les affaires intérieures de la France, notre pays a des priorités plus importantes », a déclaré l’ambassade de Russie à Paris, mardi 4 juin. Elle a exprimé « sa vive protestation contre une nouvelle campagne russophobe déclenchée dans les médias français », invitant à y « mettre fin ».
Un « savoir-faire » depuis la Guerre froide
Ces opérations « physiques » de déstabilisation à l’étranger s’inscrivent « dans une continuité historique, un savoir-faire des services russes », constate Maxime Audinet. En 1959, le KGB, ancêtre du FSB, avait ainsi mené à Cologne (Allemagne) une campagne d’affichage de slogans antisémites et de croix gammées, afin de discréditer l’Allemagne de l’Ouest auprès de ses alliés occidentaux, illustre le chercheur.
Si les ingérences physiques de ces derniers mois ont « réussi », c’est en partie grâce aux relais dont elles ont bénéficié sur internet. Le ministère des Affaires étrangères a mis au jour sur son site l’implication d’un réseau de 1 095 bots (comptes automatisés) prorusses, auteurs de 2 589 publications sur le réseau social X ayant alimenté la polémique sur les étoiles de David. Selon Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères du ministère, ce relais fait partie d’une vaste campagne numérique dénommée RRN/Doppelgänger (en référence à Recent Reliable News, la plateforme d’actualité diffusant de la désinformation prorusse et au Doppelgänger, « sosie » en allemand), lancée en septembre 2022 dans plusieurs pays occidentaux pour « discréditer le soutien occidental à l’Ukraine ».
« C’est une stratégie opportuniste et irresponsable visant à exploiter les crises internationales pour semer la confusion. »Le ministère des Affaires étrangères français
dans une note
Cette campagne est suivie de près depuis fin octobre par le collectif Antibot4Navalny, spécialisé dans la surveillance des opérations d’influence liées à la Russie sur X. Selon ce groupe d’analystes anonymes, une armée de bots prorusses liée à Doppelgänger a également amplifié l’affaire des cercueils et celles des mains rouges sur le réseau social d’Elon Musk. Les posts étaient coordonnés et presque toujours accompagnés de narratifs fustigeant le chef d’Etat français : « Macron semble prêt à sacrifier nos vies pour son ambition. Inacceptable », ou encore : « Ceci est un acte de haine qui ne devrait pas rester impuni. M. Macron, où est votre engagement contre l’antisémitisme ? »
« Discréditer le système démocratique libéral »
Au début de l’opération RRN/Doppelgänger, les propagandistes ont aussi créé des copies des sites de médias nationaux et d’institutions gouvernementales diffusant de fausses informations et de la propagande prorusse. Le Parisien, Le Figaro, Le Monde, 20 Minutes et plusieurs ministères en ont fait les frais. Au total, 355 noms de domaines ont été usurpés, selon une note de Viginum.
Aujourd’hui, cette ingérence prorusse s’inscrit dans le quotidien des Français : selon un rapport de l’Irsem, « 80% des efforts d’influence » en Europe sont attribués à la Russie. « Il ne faut pas tout résumer à des initiatives du Kremlin », tempère Maxime Audinet.
« Il y a des acteurs para-étatiques, des acteurs privés, des médias d’Etat, des médias numériques, des services de renseignements, dont les objectifs stratégiques sont les mêmes. C’est un système pas coordonné et hétérogène. »Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire
à franceinfo
Reste que ces opérations poursuivent des objectifs communs sur le long terme : « Dénigrer ce que les Russes appellent ‘l’Occident collectif’, légitimer les positions de la Russie à l’étranger et discréditer le système démocratique libéral pour le présenter comme un système dysfonctionnel », résume le chercheur.
Près de deux ans après Doppelgänger, le collectif Antibot4Navalny et l’AFP ont révélé l’existence d’une autre campagne d’ingérence étrangère : l’opération Matriochka. Actif depuis au moins septembre 2023, son réseau propage de façon coordonnée sur X « des faux contenus » aux narratifs majoritairement anti-ukrainiens, voire anti-JO, détaille un rapport de Viginum publié lundi 10 juin.
« Au regard de ces éléments, Viginum considère que la campagne Matriochka, toujours en cours, réunit les critères d’une ingérence numérique étrangère », précise ce rapport. Cette campagne a déjà visé plus de 800 organisations, médias et journalistes luttant contre la désinformation. La France, l’Allemagne, l’Italie et l’Ukraine sont les principaux pays ciblés.
Des campagnes ciblant les JO
Si ces entreprises de manipulation de l’opinion ont été démasquées, elles n’en continuent pas moins. Un deepfake avec Tom Cruise, qui annonce « mettre en lumière les dirigeants incompétents qui se cachent derrière le Comité olympique », des contenus anxiogènes… Les Jeux olympiques, qui doivent débuter le 26 juillet , font déjà l’objet de campagnes de déstabilisation. « La Russie tente, et va presque sûrement continuer, de saper les JO de Paris à travers plusieurs opérations d’influence maligne en cours, y compris des campagnes lancées depuis au moins 2023 », jugent les experts en cybersécurité de Recorded Future, dans un rapport publié le 4 juin.
Deux jours plus tôt, un rapport du Centre d’analyse des menaces de Microsoft (MTAC) a dévoilé l’existence d’un « réseau d’acteurs affiliés à la Russie », menant une série de campagnes malveillantes contre la France, Emmanuel Macron et le Comité international olympique. Ainsi, une fausse vidéo de la CIA annonçant un niveau de menace terroriste élevé lors des JO a circulé sur X, puis une fausse vidéo de France 24 a affirmé que 24% des tickets pour les Jeux ont été restitués par crainte d’une attaque terroriste. Des allégations mensongères qui entretiennent un climat anxiogène.
Selon le rapport du MTAC, ce n’est pas la première fois que la Russie tente de perturber les JO. « Des hackers russes ont dévoilé des informations médicales secrètes sur plusieurs athlètes américains » pour les faire accuser de dopage, lors des JO de Rio, en 2016, tandis qu’en 2018, une cyberattaque intitulée « Olympic Destroyer » a visé les serveurs informatiques des Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang, en Corée du Sud. Le département de la Justice américain a poursuivi deux officiers du renseignement militaire russe liés à cette attaque en 2020.
En avril, Emmanuel Macron avait déclaré n’avoir « aucun doute » que la Russie cible l’organisation des Jeux olympiques, « y compris en termes informationnels ». Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a de son côté démenti toute campagne de désinformation visant la compétition, qualifiant de « pure calomnie » le rapport du MTAC. Malgré les démentis, l’observatoire de Microsoft s’attend à ce que cette désinformation « s’intensifie » dans les prochains mois.