Les autorités brésiliennes ont découvert, au terme d’une enquête de trois ans, que neuf ressortissants nationaux étaient en réalité des agents dormants russes. Pour le New York Times, le pays sud-américain a servi d’“usine à espions” pour la Russie.
Ils s’appellent Gerhard Daniel Campos Wittich, Adriana Carolina Costa Silva Pereira et Manuel Francisco Steinbruck Pereira ou encore Eric Lopes. Du moins, ce sont les noms inscrits sur leur très officiel passeport brésilien. Mais en réalité, ce sont des agents dormants russes, dont l’identité a été révélée par le Brésil où ils s’étaient construit une vie et une légende, a raconté le New York Times dans une enquête du 21 mai consacrée au géant sud-américain, qualifié de nouvelle “usine à espions russes”.
Les autorités brésiliennes ont déjà découvert neuf espions russes voyageant de par le monde avec un passeport brésilien valide. Ces vrais-faux ressortissants brésiliens avaient pu s’installer et opérer pour Moscou au Portugal, en Grèce, ou encore en Norvège, précise le quotidien américain qui a pu avoir accès à des documents relatant les trois ans de chasse aux espions russes conduits par des agents brésiliens du contre-espionnage.
Sur les traces de Sergueï Tcherkasov
Le démantèlement de cette opération constitue “l’un des plus importants revers pour les services de renseignement russes” de ces dernières années, assure le média indépendant d’investigation russe Agentstvo.
Cet échec pour Moscou débute par un message envoyé par la CIA aux autorités brésiliennes en avril 2022, quelques mois après l’invasion russe en Ukraine. Les espions américains avaient découvert un agent dormant russe qui venait d’apparaître aux Pays-Bas. Identifié comme Sergueï Tcherkasov, cet espion avait tenté sous une fausse identité brésilienne de devenir stagiaire à la Cour pénale internationale.
L’agent à la solde du GRU, le service de renseignement militaire, se faisait passer pour Viktor Muller Ferreira. Mais, comme l’a souligné la CIA à ses homologues brésiliens, il s’agissait bien plus que d’un faux nom. Le passeport était authentique et Viktor Muller Ferreira avait sa propre vie depuis plus d’une décennie. Une enquête du média Bellingcat, publiée en 2022, a même détaillé comment cet agent russe avait peaufiné au fil des ans son CV d’étudiant en science politique peu avare de commentaires en ligne… notamment pour qualifier Vladimir Poutine de “cancer” qui ronge la démocratie.
Au Brésil, cette découverte a marqué le début de “l’opération Est” du contre-espionnage qui aboutira à démasquer au moins neuf agents dormants russes. Tous semblaient avoir une vie bien rangée et remplie, avec des amis, des carrières et des histoires de cœur. C’est, par exemple, le cas de Gerhard Daniel Campos Wittich. Sous sa fausse identité de Gerhard Daniel Campos Wittich, il dirigeait une société de vente d’imprimantes 3D, sortait régulièrement avec des amis et vivait à Rio de Janeiro avec sa compagne brésilienne.
Mais en secret, il communiquait avec sa femme russe – une espionne installée en Grèce – pour se plaindre d’une vie bien plus morne que ce qu’on lui avait promis à Moscou, raconte le New York Times.
Brésil, un Eldorado pour espions russes ?
Pour les experts du renseignement russe, il n’est pas étonnant de voir autant d’espions à la solde de Moscou apparaître en Amérique du Sud. La région “a toujours intéressé le renseignement russe depuis l’ère soviétique car elle est proche des États-Unis et parce que plusieurs gouvernements y étaient d’inspiration socialiste ou communiste”, souligne Elena Grossfeld, spécialiste de l’histoire contemporaine du renseignement russe à l’université King’s College de Londres.
Le Brésil peut servir de cas d’école pour comprendre ce qui constitue un pays idéal afin de fabriquer des légendes crédibles. Il accumule en effet les avantages aux yeux du Kremlin : “Il faut un pays suffisamment amical envers Moscou pour pouvoir agir sans être constamment surveillé par les services de renseignement locaux, mais pas trop afin que les autres gouvernements ne soit pas soupçonneux de tous les ressortissants de cet État”, résume Jenny Mathers, spécialiste des questions de sécurité en Russie à l’université d’Aberystwyth, au Pays de Galles. Pour elle, le Brésil coche ces cases.
Le géant sud-américain a un autre avantage : son passeport. “En tant que citoyen brésilien, on peut voyager dans la plupart des pays sans avoir trop de formalités administratives à remplir”, constate Jenny Mathers. Il ouvre presque autant de portes que celui des États-Unis puisqu’un Brésilien peut se déplacer dans 115 pays sans avoir à demander de visas contre 119 pour un ressortissant nord-américain. De ce fait, “le Brésil représente une bonne rampe de lancement pour implanter des agents russes dans d’autres pays”, souligne Elena Grossfeld.
Mais surtout : “Il semblerait qu’il soit assez facile de demander un certificat de naissance pour obtenir un passeport valide, ce qui est important pour tout bon agent dormant”, constate Jenny Mathers. En fait, il existe une exception légale aux vérifications d’usage pour les naissances dans les zones reculées et rurales du Brésil : “Les autorités vont délivrer un acte de naissance à toute personne qui déclare, en présence de deux témoins, qu’un enfant est né d’au moins un parent brésilien [dans une zone rurale, NDLR]”, explique le New York Times. En outre, tous les documents ne sont pas numérisés ce qui rend la traque au faux certificat de naissance plus difficile.
Le Brésil mais pas seulement
Pour les expertes interrogées par France 24, la découverte de ces espions n’est probablement qu’une pièce du puzzle. “Mettre en place un programme d’agents dormants demande beaucoup d’effort et de temps, et il est donc probable que les services de renseignement russes ne se soient pas donné autant de mal pour seulement neuf agents”, estime Jenny Mathers.
“Le Brésil a réussi à les découvrir en déployant une équipe chargée de les traquer. D’autres pays en Amérique du Sud – le Pérou, l’Argentine ou encore le Chili – qui n’ont pas lancé d’enquête similaire peuvent avoir des avantages comparables à ceux du Brésil pour Moscou et servir également de pépinière à agents dormants”, note Elena Grossfeld. En 2022, par exemple, le site Bellingcat avait publié une longue enquête sur une espionne russe qui s’était installée en Italie sous couvert d’une fausse identité péruvienne.
Pour Elena Grossfeld, il est surprenant que la Russie continue à investir autant dans des agents dormants. “On aurait pu croire qu’avec la chute du régime soviétique, Moscou estime ne plus avoir autant besoin d’allouer autant de ressources à un tel programme. Surtout qu’à l’heure des réseaux sociaux, il devient de plus en plus difficile de faire apparaître du jour au lendemain des citoyens de tel ou tel pays qui ont des trous dans leur passé”, estime-t-elle.
La découverte de ces agents risque, en tout cas, “de compliquer la tâche des services russes de renseignement qui gèrent ce type d’agents – le GRU et le SVR [le service extérieur de renseignement] – car le Brésil va dorénavant faire plus attention et cette affaire peut éveiller les soupçons d’autres pays”, assure Jenny Mathers.
Il n’empêche que les agents découverts par le Brésil ne semblent pas avoir fait des miracles. “Ils n’occupaient pas des postes très influents et ne donnent pas l’impression d’avoir été très productifs”, résume Elena Grossfeld.
Ils n’avaient pas le CV d’agents à même de déstabiliser un pays si Moscou leur en donnait l’ordre. Après, comme le souligne Jenny Mathers, il y en a peut-être d’autres qui n’ont pas été découverts… et qui se trouvent peut-être à des postes autrement plus sensibles.