Le célèbre narcotrafiquant Pablo Escobar a importé des hippopotames en Colombie au début des années 1980. Quarante ans plus tard, leur multiplication sème le chaos.
Le monde entier s’est donné rendez-vous à Cali. La ville du sud-ouest de la Colombie accueille jusqu’au 1er novembre la 16e conférence des Nations unies sur la biodiversité. Cette COP16 doit, entre autres, jauger les efforts réalisés par les différents pays signataires, fin 2022, du Cadre mondial sur la biodiversité de Kunming-Montréal. L’ambitieuse liste de tâches pour sauver la planète invite notamment à réduire, d’ici 2030, l’introduction par l’homme des espèces invasives(Nouvelle fenêtre) et à limiter leurs impacts sur la biodiversité. Le pays hôte, lui-même, sait les ravages qu’entraînent ces espèces squatteuses, car il est exposé à un problème XXL : des hippopotames.
Dans les années 1980, le célèbre baron de la drogue Pablo Escobar avait créé un zoo privé dans lequel il détenait quatre hippopotames. Les animaux ont non seulement survécu à la mort du narcotrafiquant en 1993, mais ils ont proliféré. En 2023, au moins 185 spécimens étaient répartis le long du fleuve Magdalena, selon les estimations du ministère de l’Environnement colombien. Descendants directs de ces « hippopotames de la cocaïne » qui fascinent la presse internationale, ils pourraient dépasser les 1 000 individus d’ici 2035, si rien n’est fait, selon les scientifiques qui les étudient depuis une trentaine d’années.
Une cohabitation déjà difficile
Dans son élément dans le milieu tropical colombien et dépourvu de prédateur, l’hippopotame d’Afrique a pris ses aises. « La croissance démographique de cette espèce envahissante couvre déjà quatre départements et pourrait s’étendre », alerte la biologiste Ana Maria Baran, dans de récents travaux(Nouvelle fenêtre). Les pêcheurs, eux, pointent les dangers que posent ces herbivores géants, territoriaux et agressifs. Les agriculteurs aussi se font l’écho de rencontres intempestives avec ces animaux sauvages qui, à la tombée de la nuit, se promènent dans les cultures ou, comme ici, surprennent les automobilistes en traversant une route.
En plus de présenter un risque pour la sécurité des pêcheurs dans ce bassin fluvial où la majorité de la pêche artisanale du pays est pratiquée, la présence accrue des hippopotames n’est pas sans conséquences sur leur activité. En ajoutant des nitrates et des phosphates en quantité dans les plans d’eau, leurs déjections en altéreraient la qualité : baisse du taux d’oxygène, processus de photosynthèse compromis, perte possible de microalgues prisées des poissons et autres invertébrés des eaux douces, changement dans la structure du phytoplancton, etc.
Plusieurs études internationales menées depuis 2016, synthétisées en 2020(Nouvelle fenêtre), pointe des risques en cascade. « Outre leurs impacts environnementaux, les espèces exotiques envahissantes constituent une menace pour la sécurité alimentaire, la santé humaine et les activités économiques », rappelle la Convention sur la diversité biologique dans une note justifiant l’urgence à endiguer cette menace(Nouvelle fenêtre) d’ici 2030.
Une menace de plus pour un écosystème déjà sous pression
Selon le World Wildlife Fund (WWF), les eaux douces sont les écosystèmes qui se sont le plus dégradés à travers le monde au cours des cinquante dernières années. La faute à la pollution – notamment aux pesticides –, la présence de filets de pêche abandonnés, la chasse et la pêche, les aléas climatiques à répétition, comme les sécheresses et les inondations, conséquences du réchauffement de la planète…
Dans le bassin du fleuve Magdalena, l’invasion des « hippos » s’ajoute aux autres menaces qui pèsent sur la biodiversité. La loutre, vigie à moustaches de la santé des rivières, mais aussi les lamantins, qui « jouent un rôle crucial dans l’équilibre des écosystèmes aquatiques en broutant et en contribuant au maintien du milieu fluvial », sont menacés par cet herbivore rival, écrit la biologiste Ana Maria Baran. Capables d’engloutir 50 kilos d’herbe par jour, les hippopotames empêchent le bétail de s’approcher de la rivière pour boire en cas de sécheresse, expliquait en mai 2023 le quotidien El Colombiano(Nouvelle fenêtre).
C’est le propre d’une espèce invasive, explique le biologiste colombien Germán Jiménez, professeur à l’université Javeriana de Bogota, cité fin septembre par le site spécialisé Mongabay(Nouvelle fenêtre).
Les espèces invasives envahissent les espaces et privent les populations locales de leurs ressources, voire les déplacent de leurs habitats. Si sa population continue de croître, les espèces indigènes avec lesquelles elle est directement en compétition commencent à disparaître.Germán Jiménez, biologiste
au site spécialisé Mongabay
Par endroits, les hippopotames ont déjà modifié le paysage, continue El Colombiano. Selon le quotidien, des images aériennes montrent qu’ils ont « ouvert des canaux, transformé la dynamique hydrologique [des rivières], modifiant la disponibilité de l’habitat, les ressources nécessaires à la subsistance de dizaines d’espèces et les processus écologiques à différentes échelles ». Sans oublier qu' »il existe 200 espèces de plantes dans leur alimentation potentielle, dont trois sont endémiques [et] remplissent des fonctions irremplaçables dans l’écosystème ».
Stérilisation, euthanasie… Le casse-tête de la régulation
« Le coût et l’efficacité des stratégies de contrôle de la population d’hippopotames de la Magdalena sont mal évalués pour l’instant », relevait une étude internationale parue en 2023 dans la revue Nature(Nouvelle fenêtre). Alors que le temps presse et que les hippopotames continuent de grappiller du territoire, le ministère de l’Environnement du pays a annoncé fin 2023 un plan visant à stériliser une partie de la population. Début octobre,« 32 animaux ont été stérilisés », a rapporté le quotidien Noticias.(Nouvelle fenêtre)
Mais la stérilisation « à elle seule ne peut pas réduire les risques que les hippopotames posent aux personnes qui utilisent la rivière pour leur subsistance ou à la biodiversité indigène du bassin de la rivière Magdalena », tranchaient les experts cités par Nature. « L’euthanasie assistée par un vétérinaire », certes « relativement coûteuse compte tenu de la nécessité de capturer et d’anesthésier les hippopotames au préalable », constitue « le moyen le plus efficace d’éliminer les hippopotames du paysage », ajoutait-il.
Mais la méthode se heurte à l’incompréhension d’une partie du grand public. Dès 2009, l’abattage d’un jeune mâle, baptisé Pépé, avait fait polémique et en 2021, un procès a été intenté aux Etats-Unis pour faire reconnaître les droits des hippopotames colombiens. Dans les médias locaux, les spécialistes de la biodiversité appellent à faire de la pédagogie. Ils fustigent les annonces tonitruantes de responsables politiques locaux qui promettent de confier les pachydermes à des zoos, notamment au Mexique, en Inde et aux Philippines.
Dans un ultime rebondissement, le tribunal administratif de Cundinamarca a ordonné le 7 septembre des « mesures d’éradication » visant plus de 150 hippopotames. Dans sa décision, il a fixé un délai de trois mois au ministère de l’Environnement pour qu’il émette « une réglementation visant des mesures d’éradication de l’espèce ». A Cali, il pourra au moins faire part au monde de son problème. Et illustrer malgré lui la difficulté à réparer l’erreur humaine, au point de devoir aujourd’hui protéger la nature contre elle-même.