Depuis dix ans qu’il s’est lancé dans le transport maritime de marchandises à la voile, Nils Joyeux a vu passer « les modes », les « solutions miracles » et « les mirages technologiques ». Maîtriser l’hydrogène pour « décarboner » les porte-conteneurs ? Développer de nouveaux carburants de synthèse pour une flotte toujours plus verte ? Inventer la batterie géante qui alimentera des paquebots 100% électrique, « un peu comme des Tesla géantes, mais sur l’eau » ? « On saura peut-être faire tout ça un jour, mais à l’heure qu’il est, ce n’est pas le cas », constate le cofondateur des start-up lorientaises Zephyr & Borée et Windcoop.
Alors que le transport maritime représente 3% des émissions mondiales de CO2, l’urgence à réduire la dépendance du secteur aux énergies fossiles figure au menu de la Conférence des Nations unies sur l’océan, qui se déroule à Nice, du lundi 9 au vendredi 13 juin. « Et plus les années passent, plus il apparaît que l’énergie du vent est une aubaine pour y parvenir, plaide Nils Joyeux. Pourquoi s’en priver ? Une ressource gratuite, renouvelable et déjà disponible. »
D’autant qu’au pays d’Eric Tabarly et d’Isabelle Autissier, on sait manier les voiles pour aller vite et loin. Héritiers d’une passion française pour la course au large et d’une mission écolo, une poignée de « néo-armateurs » a émergé ces dernières années, de Dunkerque à Bayonne, pour défendre un commerce à voile et à valeur. Et s’ils font figure d’exception dans ce secteur dominé par des géants des mers, tels le Français CMA-CGM ou le Danois Maersk, ces nouveaux venus tentent désormais de prouver qu’ils ne sont pas que des optimistes.
Une goutte d’eau dans l’océan du transport maritime
Alors que 90% des échanges commerciaux, en volume, se font sur l’océan, l’écrasante majorité des plus de 56 000 « gros » navires marchands, selon l’ONU,carburent aux dérivés de pétrole et de gaz, contre une soixantaine de navires à « propulsion vélique ». Ce terme savant décrit les technologies qui permettent à un bateau d’exploiter l’énergie du vent. Grâce à des voiles ou des ailes installées sur le pont, ou encore des kites (ces immenses cerfs-volants) déployés pour tracter cargos et porte-conteneurs, ils ambitionnent de réduire les émissions de gaz à effet de serre de leurs déplacements. La plupart de ces navires affichent une baisse de « 5 à 20% de leur consommation de carburant », assure Lise Detrimont, déléguée générale de Wind Ship, l’association qui regroupe les professionnels du secteur vélique.
Ces cinq dernières années, une dizaine de voiliers-cargo français ont acheminé de part et d’autre de l’Atlantique du vin, du café, du chocolat ou des engins de chantier. Pas une semaine ne s’écoule sans l’annonce d’un nouveau projet – signé TOWT (Le Havre), Grain de sail (Morlaix), Neoline (Nantes) ou Windcoop (Lorient).
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« C’est une période assez passionnante, car maintenant que nous avons tous au moins un navire en activité, ou sur le point de l’être, nous allons enfin pouvoir documenter les performances de nos bateaux », explique Jean Zanuttini, de la firme nantaise Neoline. Traduction : montrer que la voile permet d’assurer un transport écologique, qui a du sens sur le plan économique et qui tient les délais de livraison.
Et ce, en dépit des aléas météorologiques. « Depuis quelques années, le vent au large, qu’on savait abondant, est devenu prédictible et modélisable », insiste Guillaume Le Grand, dirigeant de la compagnie TOWT, basée au Havre. « Le routage nous permet à la fois d’éviter les tempêtes, les pétoles [absence de vent] et de proposer un service fiable », liste l’entrepreneur, qui revendique son appartenance à la marine marchande. Loin de l’image de la voile de plaisance.
Un savoir-faire tricolore issu de la course au large
Depuis que le commerce maritime est l’affaire de bateaux longs comme presque dix piscines olympiques, le transport de marchandises a, en apparence, rompu tout lien avec la voile. Sauf que « la France est un peu à part, car elle a un savoir-faire et des capacités héritées de son histoire dans la construction navale, le nautisme et la course au large », explique Lise Detrimont. Dès 2011, « il y a eu un soutien public important, notamment dans la recherche et développement, qui a créé les conditions pour que ces premiers navires voient le jour », illustre-t-elle. De l’argent public qui a dressé des passerelles entre deux univers, constate Philippe Cauneau, ingénieur transports à l’Ademe.
« C’est d’ailleurs un bureau d’études français, dont les ailes rigides équipaient les catamarans de la Coupe de l’America, qui a développé le modèle de voile qu’on retrouve sur le Canopée« , le navire-roulier qui a acheminé vers la Guyane des parties de la dernière fusée Ariane 6. Des cabinets d’architecture navale qui conçoivent le navire au fabricant de voiles, en passant par la start-up spécialisée dans les conditions météo, « tout un secteur se développe autour du vélique en France », souligne Lise Detrimont. Alors qu’à l’étranger, chacun mise plutôt sur une spécialité. « On a, par exemple, un équipementier espagnol ou finlandais qui fait des voiles, un armateur suédois avec un projet vélique, des instituts de recherche qui travaillent sur le sujet aux Pays-Bas, etc. »
Ne manquait plus que l’équipage. En mai, seize marins ont bénéficié d’une formation de cinq jours dédiée à la navigation vélique. Une première, en réponse« aux demandes de nos élèves, mais aussi du secteur », selon François Lambert, directeur de l’Ecole nationale supérieure maritime (ENSM). A ce stade, « le vrai sujet sera de savoir comment les besoins vont évoluer et comment définir les formations en conséquence », explique-t-il. Cependant, tous les cursus proposés par l’établissement l’an prochain « comprendront au moins quelques heures dédiées au vélique, conçues avec l’Ecole nationale de voile et des sports nautiques ».
« Concurrencer des semi-remorques avec une flotte de Solex »
« C’est bien qu’une certaine expertise se développe en France », salue Nils Joyeux, lui-même ancien officier de la marine marchande. « Maintenant, il ne faut pas qu’on perde cette avance. Pour l’instant, il y a des projets, des articles dans les journaux, mais trop peu de bateaux sur l’eau. » Passé la phase du prototype, la voile tricolore rame pour faire financer ces nouveaux navires sur la seule promesse de performances écologiques. Pour franchir ce cap et devenir compétitive, la jeune filière doit sortir des marchés de niche et de la dépendance aux seuls acteurs perçus comme « verts » ou « engagés ».
Dans un secteur où « les économies d’échelle jouent à plein », « ce n’est pas pour rien que les armateurs traditionnels investissent dans des bateaux de 400 mètres, capables de transporter jusqu’à 24 000 conteneurs », résume-t-il. Se faire une place sur l’eau pour les petits nouveaux, « c’est comme essayer de concurrencer des semi-remorques avec une flotte de Solex ».
Le plus gros navire de la flotte vélique française, le Neoliner Origin, mesure 136 mètres de long et pourra transporter dès le mois de juillet l’équivalent de 265 conteneurs (jusqu’à 5 300 tonnes de marchandises). Si ses dimensions apparaissent modestes face aux autres navires de sa catégorie en version 100% motorisée, il traduit l’ambition partagée dans le secteur de « passer à un niveau industriel », selon Jean Zanuttini. Et pour cause : « On voit déjà des acteurs véliques à l’étranger qui sont peut-être moins ambitieux en termes de réduction d’impact sur l’environnement, mais qui sont, eux, déjà dans une logique de production à la chaîne. »
Pour survivre, « à nous de faire valoir nos atouts »
En mars 2024, la signature aux Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire, d’un pacte vélique entre les professionnels, le ministre de l’Industrie et le secrétaire d’Etat à la Mer devait engager l’Etat à « accompagner la montée en puissance du secteur », qualifié de « solution de référence de la décarbonation du transport maritime ». Mais, « un an plus tard, il n’en reste pas grand-chose au fond du tamis », se désole Guillaume Le Grand, dirigeant de TOWT. Pire, l’exonération de cotisations sociales dont bénéficiait la filière vélique française a été supprimée dans le budget 2025, déplore-t-il.
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Avec deux voiliers cargos déjà en activité sur l’océan Atlantique et six autres en construction, il encaisse. « A nous de faire valoir nos atouts », continue-t-il, citant « la souplesse d’exploitation » des navires véliques, « plus agiles » sur des routes maritimes qui évoluent au gré de la houle géopolitique. « Et qui peuvent même livrer plus vite, plaide-t-il. Un porte-conteneurs immense, ça va vite, certes, mais ça attend beaucoup aussi ! »
Guillaume Le Grand maintient que le vélique va dans le sens de l’histoire et espère, comme les autres néo-armateurs, que les règles à l’échelle mondiale, européenne ou française rendront de plus en plus contraignant l’usage des énergies fossiles. A quoi sert de revendiquer « plus 95% de baisse d’émissions de gaz à effet de serre par rapport aux transports conventionnels (…) quand le fioul coûte 20 centimes le litre ? », illustre-t-il. « Il y a les lois qui peuvent ou non nous être favorables, les lois du marché, et puis, il y a les lois de la physique, conclut-il. Il faut réduire nos émissions de gaz à effet de serre pour lutter contre le changement climatique. Ça, ça ne risque pas de changer. »
Depuis le XIXe siècle, la température moyenne de la Terre s’est réchauffée de 1,1°C. Les scientifiques ont établi avec certitude que cette hausse est due aux activités humaines, consommatrices d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). Ce réchauffement, inédit par sa rapidité, menace l’avenir de nos sociétés et la biodiversité. Mais des solutions – énergies renouvelables, sobriété, diminution de la consommation de viande – existent. Découvrez nos réponses à vos questions sur la crise climatique.