Plusieurs milliers de Russes ont fui leur pays face à la répression du régime. Certains opposants à Vladimir Poutine essayent de sensibiliser les sociétés russe et européennes depuis l’Allemagne.
« Achaque fois que je me présente, on me demande si je le connais. » Sous le ciel gris du mois de janvier, Elena Gaeva fixe le mémorial pour Alexeï Navalny installé dans le centre de Berlin (Allemagne). La mort du plus célèbre opposant russe de Vladimir Poutine, le 16 février 2024, a bouleversé le monde entier. Un sourire malicieux se dessine sur le visage de la jeune femme russe de 27 ans lorsque son regard se tourne vers l’immense bâtisse sur le trottoir d’en face : « C’est l’ambassade de Russie. »
Bête noire du président russe pendant deux décennies, Alexeï Navalny était incarcéré dans le nord de la Sibérie. Il y est mort dans des circonstances qui restent floues. Sa femme, Ioulia Navalnaïa, a repris son combat depuis la capitale allemande, comme beaucoup d’autres exilés, qui ont fui face à la répression du Kremlin. Depuis le début de la guerre entre Kiev et Moscou, plus de 8 000 Russes ont demandé protection à l’Allemagne, alors que ce chiffre avait stagné pendant cinq ans, d’après les statistiques du pays(Nouvelle fenêtre).
Surveillés par les renseignements russes
« L’Allemagne est l’un des pays les plus souples sur les demandes de visa humanitaire », explique Elena Gaeva. La jeune femme est arrivée bien avant le début du conflit. Originaire de Saint-Pétersbourg, elle a rencontré son mari en Russie et l’a suivi outre-Rhin en 2020. « Je n’étais pas politisée avant d’arriver ici », explique-t-elle.
« Ma première manifestation contre Poutine, c’était à Berlin et ça a changé ma vie. »Elena Gaeva, activiste russe
Désormais membre de l’association Demokrati-JA, elle se mobilise entre autres pour sensibiliser la société allemande « à la violation des droits de l’homme en Russie ». « Déjà en 2021, on demandait au Bundestag [le Parlemant allemand] de prendre des sanctions contre Moscou », comme l’arrêt de l’approvisionnement en gaz russe, dont l’Allemagne est très dépendante, explique Elena Gaeva. Reste que les dirigeants européens ont de plus en plus de mal à s’imposer sur le dossier ukrainien depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, qui tient l’Europe à l’écart de ses échanges avec la Russie sur l’issue du conflit.
Bottes fourrées aux pieds et bonnet vissé sur la tête, Elena Gaeva embarque franceinfo pour un « tour politique » du quartier – surnom donné au tracé des manifestations contre la guerre en Ukraine. « Il y a toujours des membres de l’ambassade à nos rassemblements », assure-t-elle en longeant la mission diplomatique, ambiance Big Brother. Un grand nombre de diplomates russes ont d’ailleurs été expulsés depuis le début de la guerre, « pour réduire la présence des services de renseignement », selon Berlin.
Arrivée à une intersection, la militante marque une pause. Elle mentionne une pétition pour renommer cette rue qui borde l’ambassade avec le nom… d’Alexeï Navalny. Une initiative similaire a d’ailleurs abouti, mi-février, dans le 16e arrondissement de Paris.
« Ça n’a pas été choisi au hasard, ce serait un bon pied de nez à la Russie ! »Elena Gaeva, activiste russe
La Maison russe de la science et de la culture se dresse un peu plus loin. Censée être apolitique, « c’est un lieu de diffusion de la propagande du Kremlin », s’agace Elena Gaeva. Un documentaire produit par la chaîne publique russe RT – interdite dans l’UE – présentant les Ukrainiens comme des nazis avait par exemple été projeté fin 2022(Nouvelle fenêtre). La jeune femme hausse les épaules, dépitée : « Le bâtiment appartient à la Russie, ils font ce qu’ils veulent. » Le ministère des Affaires étrangères allemand assure tout de même à franceinfo que « les fonds de l’agence Rossotrudnichestvo, qui gère l’établissement, sont gelés, grâce aux mesures restrictives imposées par l’UE ».
En descendant la rue, on tombe sur le « Checkpoint Charlie », le point de passage berlinois entre les secteurs américain et soviétique pendant la Guerre froide. Elena Gaeva presse le pas. « Tiens, il n’y a plus le logo », s’étonne-t-elle devant un bâtiment moderne. L’enseigne de Gazprom, le géant du gaz russe, a disparu. Sa filiale allemande a été nationalisée et renommée par l’Etat allemand en 2022, dans le sillon de l’invasion de l’Ukraine. « Notre objectif, c’est d’empêcher que les sous de l’Europe terminent dans les poches du Kremlin et financent son offensive contre Kiev », détaille la jeune femme russe.
En campagne depuis l’Allemagne
Ces positions contre la guerre à l’Ukraine peuvent se payer très cher en Russie. Olga Galkina, ancienne élue locale de Saint-Pétersbourg, se souvient encore de ce 5 mars 2022. Après avoir fustigé l’invasion russe sur les réseaux sociaux, elle s’est retrouvée avec la police sur son palier : « Ils m’ont accusée de ‘terrorisme téléphonique’, je risquais jusqu’à sept ans de prison. » Dans l’urgence, l’opposante politique a pris la fuite vers Berlin avec ses enfants.
« Ceux qui ont décidé d’être dans le camp des détracteurs ont dû fuir le pays. »Olga Galkina, opposante russe
Olga Galkina a vingt ans d’expérience politique dans les pattes, inconcevable pour elle de raccrocher les gants. Elle a cofondé le Parti européen de Saint-Pétersbourg, mouvement anti-guerre, depuis l’Allemagne. A l’été 2024, il a apporté son soutien à Lioudmila Vassilieva, militante acharnée de 83 ans, qui a brigué le poste de gouverneur de la ville. « C’est ma belle-mère ! Vous l’avez peut-être vue sur les photos des cortèges contre l’invasion russe », sourit Olga Guschina, une militante.
« On a aidé dans l’organisation de la campagne, l’administratif et la communication avec les médias. Il y avait une équipe sur place, mais ils n’auraient pas pu tout faire », relate-t-elle. Lioudmila Vassilieva a obtenu 5 000 signatures, loin des 80 000 nécessaires aux candidats indépendants pour se présenter – soit presque 2% des Saint-Pétersbourgeois. « C’est quand même un nombre considérable, car les temps ont changé. Désormais, les gens ont peur de signer pour quelqu’un qui demande la fin de la guerre », estime la militante.
Gagner en visibilité en Russie
A Berlin, les deux Olga font également vivre l’ONG Reforum Space. Dans les locaux, le carillon ne cesse de sonner. Cette organisation a été créée pour aider les immigrés russes à s’intégrer outre-Rhin et les activistes qui ont besoin de visibilité. « Elle est classée ‘indésirable’ par Moscou, donc interagir avec nous, c’est considéré comme un acte criminel », résume Olga Guschina en levant les yeux au ciel. On reconnaît les murs du studio sur une vidéo de l’ONG Memorial, prix Nobel de la paix et dissoute par la Cour suprême russe en 2021. La capsule, publiée en septembre 2023, aborde « l’art et la sensibilisation contre la guerre, utopie ou stratégie ? »
Cette question, beaucoup ont du mal à y répondre. Les manifestations à Berlin contre le Kremlin se sont essoufflées au fil des trois années de conflit. Quant aux critiques envers Vladimir Poutine, difficile de savoir si elles parviennent aux oreilles soviétiques. « Les autorités russes ont ralenti YouTube et s’efforcent de tout interdire, souligne la militante. Le plus gros problème n’est pas de diffuser depuis l’Allemagne ou la France, mais d’élargir son audience en Russie. »
Une lutte acharnée contre la propagande
Instagram et Facebook ont aussi été interdits en Russie. Les médias indépendants, eux, ont été réduits à peau de chagrin. « C’est pourquoi on passe par Telegram », la messagerie cryptée russe, avance Maya Strawinskaya. Cette journaliste russe nous donne rendez-vous dans le quartier LGBT+ de Berlin, un symbole alors que Vladimir Poutine s’acharne contre cette communauté.
« En Russie, c’est plus facile de trouver de la drogue que de la vraie information. »Maya Strawinskaya, journaliste russe
Arrivée il y a trois ans outre-Rhin, Maya ne voulait pas rester les bras croisés : « Les exilés russes ont fui avec leurs compétences… Je voulais qu’on puisse en faire quelque chose. » Elle cherche à l’époque un moyen de faire parvenir une information vérifiée à la Russie. Avec une équipe, la journaliste parvient à lancer un bot algorithmique qui génère des contre-arguments à la propagande russe. Objectif : « Aider les personnes critiques du régime qui n’arrivent plus à débattre sereinement avec leurs proches endoctrinés », détaille-t-elle.
/2025/02/06/maya-et-sonya-67a46e4437a41800614540.jpg)
L’utilisateur choisit une catégorie, la rhétorique du Kremlin s’affiche et plusieurs contre-arguments étayés apparaissent. « La ‘loi contre la propagande LGBT‘ a été le sujet le plus consulté pendant plusieurs mois », raconte Maya Strawinskaya. Les réponses ont été écrites avec l’aide d’experts, de journalistes et d’ONG, mais aussi des psychologues, pour conseiller le ton à adopter et les mots à utiliser. « L’idée, c’est d’employer des phrases qui créent des liens entre les gens », explique la journaliste. D’où le nom du projet, « Most », soit « Pont » en russe.
Là encore, quelle efficacité ? Sur les 60 000 utilisateurs de l’algorithme, 500 ont répondu à un questionnaire de satisfaction. « Certains nous disent que ça a apaisé les conversations, d’autres sont épuisés et sentent que le lien avec leurs proches s’effiloche », rapporte Maya Strawinskaya. « La guerre peut s’arrêter du jour au lendemain. Mais les effets de la manipulation vont rester longtemps. On sait que le travail ne fait que commencer. »