Lundi soir, plusieurs centaines de manifestants se sont rassemblés à Paris. A la veille du 20e anniversaire de la loi sur le handicap de 2005, célébrités, associatifs et anonymes ont réclamé que le texte soit mieux appliqué.
Un écran géant, des spots et une sono se dressent face à la statue de la République, dans le centre de Paris. Pourtant, les quelques centaines de personnes qui ont bravé la pluie glaciale, en ce soir du lundi 10 février, ne sont pas venues écouter un concert, mais partager leur « colère ». Vingt ans après la promulgation de la loi sur le handicap(Nouvelle fenêtre), le 11 février 2005, et malgré l’organisation des Jeux paralympiques à l’été 2024 dans la capitale, « les droits des personnes concernées sont toujours bafoués » en France, constate Eva Victoria Fontana, chargée de plaidoyer au collectif Handicaps, la fédération d’associations ayant appelé à la mobilisation.
Sur scène, des personnalités en situation de handicap et leurs soutiens se succèdent – l’athlète amputé des quatre membres Philippe Croizon, le joueur de tennis fauteuil Michaël Jeremiasz, le chanteur engagé pour la reconnaissance de la dyspraxie Renan Luce… Dans la foule, Virginie s’impatiente. « Ce soir, c’était au peuple d’avoir la parole ! On n’est pas venu manifester pour écouter des gens qui vont bien nous parler depuis une scène », lâche cette brune, qui vit avec une forme d’autisme causant des « troubles psychiques ».
Pour la quadra, il y a notamment encore beaucoup à faire sur l’intégration des personnes handicapées dans la vie active. « Du fait de mon autisme, j’ai des difficultés à saisir les non-dits et les sous-entendus. Cela m’empêche d’entrer dans la case du ‘CDI aux 35 heures’. Pourtant, j’aurais aimé avoir une place dans la société, une utilité », regrette Virginie, qui navigue entre petits boulots de serveuse, de baby-sitter et de prof de musique. A quelques mètres de là, Elise*, 34 ans, elle aussi autiste, dresse un constat similaire.
« Quand on partage son diagnostic dans le milieu professionnel, on nous demande souvent de nous adapter et de faire des efforts, alors qu’on ne peut pas. »Elise*, psychologue autiste
à franceinfo
Cette psychologue, qui se décrit comme « ultrasensible aux bruits, aux odeurs et à la lumière » a même dû quitter le monde de l’entreprise pour s’établir à son compte, faute d’avoir obtenu « un environnement de travail adapté ».
Pourtant, la loi de 2005 a confirmé l’obligation faite aux entreprises de plus de 20 salariés d’employer des travailleurs handicapés, y compris en aménageant leur poste. Mais près de sept recruteurs sur 10 estimaient en 2022 que l’embauche de ces derniers était difficile, selon l’Observatoire de l’emploi et du handicap(Nouvelle fenêtre) (document PDF). « On ne nous fait pas confiance », regrette Dominique, 63 ans, qui a mis plus de trois ans à retrouver un emploi après un accident de moto l’ayant rendu paraplégique. Résultat : le taux de chômage des personnes en situation de handicap était presque deux fois plus élevé que la moyenne nationale en 2023, selon l’Observatoire(Nouvelle fenêtre).
Un revenu minimum d’existence pour sortir de la pauvreté
Or, la question de l’emploi est grandement liée à celle de la précarité, qui reste prédominante parmi les « handis ». La moitié d’entre eux ont un niveau de vie inférieur à 1 512 euros par mois, soit 300 euros de moins que le niveau de vie médian des personnes valides, pointait l’Observatoire des inégalités(Nouvelle fenêtre) en 2023. « Je touche 1 000 euros avec l’Allocation aux adultes handicapés (AAH), mais être handicapé coûte cher, surtout à Paris ! », souligne Dao, perché sur son triporteur, qui ne pourrait s’en sortir financièrement sans son emploi dans le marketing digital.
Pour lutter contre la précarité massive, les associations du secteur réclament la création d’un revenu minimum d’existence au moins égal au seuil de pauvreté (environ 1 200 euros). Une mesure qui dépannerait bien Sarah, 56 ans, que deux maladies rares empêchent désormais de travailler. « Depuis que je ne suis plus en couple, je ne vis que des 800 euros de mon AAH, alors que mon loyer est de 600 euros, explique-t-elle. Et je ne veux pas partir de mon logement, par peur de ne pas en retrouver. »
Là encore, les « handis » font face à un véritable parcours d’obstacles. Dans son rapport annuel sur le mal-logement, la Fondation Abbé-Pierre alerte sur « des discriminations à tous les étages » visant les personnes en situation de handicap sur le marché de la location immobilière. Face aux préjugés qu’elles rencontrent et au manque de moyens financiers, beaucoup d’entre elles se tournent vers le parc HLM. Mais les bailleurs sociaux manquent de biens et peinent à répondre aux demandes spécifiques.

Après son accident de moto, Dominique a ainsi dû « squatter plus d’un an chez [sa] fille », le temps de se voir attribuer un HLM adapté à son fauteuil roulant à Paris. « Quand on est handicapé, tout prend du temps », lâche-t-il dans un sourire. Pour réduire ce délai, les associations réunies lundi dans la capitale réclament l’abrogation d’une disposition de la loi Elan de 2018 ayant réduit à 20% la part des logements neufs en habitat collectif devant être accessibles, contre 100% depuis 2005.
« Une forme de colère et d’incompréhension légitimes »
Les lieux de vie sont loin d’être les seuls à rester peu praticables pour les personnes à mobilité réduite. Transports, commerces, musées, équipements sportifs… Alors que la loi de 2005 devait rendre accessible l’ensemble de la société, Sophie, déficiente visuelle de 62 ans, confie venir « peu souvent » dans la capitale, bien qu’elle n’habite qu’à une quinzaine de kilomètres. « L’accessibilité à Paris, c’est de pire en pire », estime cette dernière.
« Il y a peu de feux sonores, énormément de vélos qui ne respectent pas le code de la route, les trottoirs sont encombrés de trottinettes, on se fait rouler dessus par des poussettes… »Sophie, déficiente visuelle
à franceinfo
Si des rampes d’accès sont désormais déployées dans les bus pour les fauteuils roulants, moins de 10% de la carte du métro parisien est accessible à tous. Et les chiens-guides sont encore insuffisamment acceptés, assure Sophie. « Dans les transports, certains passagers ont peur, d’autres disent que ça prend trop de place. Et je suis encore régulièrement refusée à l’entrée des commerces », déplore la sexagénaire, aux pieds desquels se tient Noma, une femelle labrador au pelage beige.

A l’heure du bilan, les manifestants soulignent des « avancées » depuis 2005. C’est le cas d’Olivia, dont la fille Silohn, atteinte d’un handicap moteur, est scolarisée dans un établissement parisien innovant, mêlant cours et parcours de soins. « Le fait d’avoir un emploi du temps aménagé qui facilite l’accès à sa rééducation » évite à l’élève de CM1 des doubles journées entre école et médecins, se réjouit sa mère.
De nombreux manifestants rencontrés ce soir-là évoquent néanmoins des « promesses non tenues » depuis 2005, et une vie en forme de « parcours du combattant ». « Le handicap concerne 12 millions de Français, rappelle Elise. Quand on entend qu’on débloque 109 milliards d’euros pour l’intelligence artificielle, on voit bien qu’on n’est pas la priorité. Il y a une forme de colère et d’incompréhension légitimes. »