Les lycées privés disposent de meilleures conditions d’enseignement que le public, révèlent des données confidentielles auxquelles franceinfo a eu accès. Cette inégalité, présente dans la majorité des académies, s’explique par des mécanismes de répartition complexes.
C’est un indicateur peu connu du grand public, mais qui est scruté de près par le monde éducatif, depuis les bureaux ministériels jusqu’aux salles des profs. Malgré ses allures froidement administratives, la dotation horaire globale (DHG) traduit très concrètement le nombre d’heures de cours financées par l’Etat qu’un établissement peut assurer chaque semaine. Et ce pour le public comme pour le privé sous contrat. Prenons l’exemple d’un lycée général de 900 élèves, qui recevrait une DHG de 1 000 heures hebdomadaires pour la rentrée à venir. Charge à l’établissement de répartir cette enveloppe entre tous les niveaux et disciplines, obligatoires et facultatives. Pour évaluer les conditions d’enseignement dans ce lycée, les spécialistes calculent un autre indicateur : le nombre d’heures par élève, appelé « H/E ». Dans cet exemple fictif, ce chiffre sera de 1,11. Plus il augmente, plus il traduit de meilleures conditions d’enseignement.
Plus concrètement, le lycée public Victor Duruy à Paris dispose d’un H/E de 1,04 heure par élève. A quelques encâblures, le lycée privé Stanislas, à peu près de la même taille et de même composition sociale (élèves issus de familles aisées), a un H/E de 1,16. Ramené à un effectif comparable entre les deux lycées, cela signifie que l’établissement public disposerait d’une centaine d’heures de cours hebdomadaires en moins. Une différence « énorme », estime Nicolas Bray, secrétaire académique du Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN-UNSA).
« Cent heures, cela permet de mettre moins d’élèves par classe, d’offrir du latin ou du grec, ou de proposer une spécialité en plus. » Nicolas Bray, secrétaire académique du SNPDEN-UNSA
à franceinfo
Au niveau national, le H/E du second degré, public et privé confondus, s’élevait à 1,32 heure par élève à la rentrée 2023, d’après le ministère de l’Education (chapitre 9 sur les personnels). Cela signifie que pour 100 élèves, 132 heures d’enseignement sont mobilisées. Mais il varie de 1,19 pour les collèges à 2,18 pour les formations professionnelles. Des écarts qui s’expliquent par les différences de besoins de formations, propres à chaque filière ou niveau. Toutefois, d’autres variations interrogent davantage.
Les élèves des lycées généraux privés mieux dotés que ceux du public
Franceinfo, en collaboration avec Complément d’enquête, a eu accès à des données internes au ministère : l’ensemble des dotations par élève des collèges et lycées de France, publics et privés. D’après nos calculs (voir méthodologie plus bas), celles-ci révèlent que le H/E moyen des lycées généraux et technologiques est plus élevé dans le privé sous contrat que dans le public. A la rentrée 2023, c’était le cas dans 19 des 24 académies de l’Hexagone. L’infographie ci-dessous représente les dotations en heures par élève pour les établissements privés et publics, ainsi que la moyenne de chaque secteur, par académie.
En janvier 2023, Le Monde avait eu accès à ce même indicateur sur l’académie de Paris, mettant en évidence une inégalité similaire sur la soixantaine de lycées généraux de la capitale (1,27 pour le privé contre 1,1 pour le public, à la rentrée 2021). Nos données montrent non seulement que Paris n’est pas une exception, mais aussi que l’écart est encore plus marqué dans d’autres académies. Dans celle d’Amiens par exemple, les lycées privés ont un H/E moyen de 1,46 contre 1,24 dans le public. On constate des écarts comparables dans les académies de Besançon, de Normandie ou de Nancy-Metz. Contactées, celles-ci n’ont pas répondu à nos questions.
Ce constat inédit surprend Claire Guéville, secrétaire nationale du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES-FSU). « Cela montre comment le privé peut rester compétitif par rapport au public, et cela dit beaucoup de la façon dont les réformes mettent les lycées publics en difficulté par rapport au privé », juge-t-elle. Nicolas Bray, lui, souffle devant ce constat « tragique ». « Dans le public, quand on doit financer des groupes de spécialité en première et terminale, on doit prendre des heures au détriment des secondes… Avec ces moyens, le public a du mal à lutter », estime-t-il. « On ne peut pas organiser la propre concurrence public-privé avec l’argent de l’Etat », déplore un ancien recteur qui souhaite garder l’anonymat.
Des règles de redistribution différentes
D’où vient cette inégalité ? Il existe un empilement complexe de raisons amenant deux établissements à avoir des H/E différents. Nombre d’élèves, caractéristiques sociales, offre de formation, zone d’implantation géographique… « Il y a une telle sédimentation des règles que personne ne veut savoir comment c’est fait », ose un ancien directeur de cabinet au ministère. Tous les interlocuteurs interrogés sur ces inégalités regardent du côté du mécanisme de répartition : les dotations du public et du privé ne suivent pas le même chemin pour être fixées.
Tout commence au ministère, où les enveloppes de dotations sont décidées par deux directions différentes : la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) pour le public ; la Direction des affaires financières (DAF) pour le privé. Selon une règle tacite censée coller à la répartition des élèves, 80% de l’enveloppe globale va au public et 20% au privé. Mais là où la DGESCO fixe deux enveloppes – une pour le premier degré (élémentaire) et une autre pour le second degré (collèges et lycées) – la DAF n’en fixe qu’une seule pour le privé. Lui permettant de la répartir entre premier et second degrés, un mécanisme appelé « fongibilité ».
« Comme il y a cette [seule] enveloppe globale [dans le privé], ils peuvent mettre plus de moyens sur le lycée, qui est leur produit d’appel, et moins sur le primaire, par exemple. »Un ancien recteur d’une importante académie
à franceinfo
Un double système entre le public et le privé se met ensuite en place pour organiser la répartition des enveloppes jusqu’aux établissements, avec des critères et des pondérations qui diffèrent. Au niveau national, la DAF dialogue avec les réseaux d’enseignements privés, dont le Secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC), qui gère 96% des établissements privés, pour attribuer les dotations aux différentes académies. « Nous avons un modèle mathématique rodé depuis 2008″, explique Yann Diraison, adjoint au secrétaire général du SGEC. Il tient compte des effectifs, du taux d’encadrement, de l’implantation géographique. Cela aboutit à une répartition proposée au ministère. Une fois validée, celle-ci est ensuite transmise aux recteurs, qui là encore entament une discussion avec les représentants de l’enseignement privé, pour la redistribuer aux établissements. De nouveau, l’enseignement catholique fait une proposition, même si « au final, c’est le recteur qui a le dernier mot », promet Yann Diraison.
Un ancien recteur, interrogé par franceinfo, juge « anormale » et « opaque » une si forte intervention du réseau catholique dans les processus de répartition. En juin 2023, la Cour des comptes (PDF) notait que « certains rectorats sont contraints d’accepter des ouvertures de classes proposées par le réseau catholique ou d’autres réseaux, qui leur paraissaient parfois difficilement compréhensibles ».
En outre, entre l’académie et les établissements, « tout se négocie », ajoute Claire Guéville, du SNES-FSU, que ce soit dans le public ou dans le privé. « Chaque rectorat se réserve un petit matelas [d’heures] pour ces négociations. » Souvent, les critères d’attribution sont laissés à l’appréciation des recteurs d’académie. « C’est la joie du métier de recteur, on a une très grande liberté », rapporte un ancien responsable d’académie, qui maintient toutefois que les choix sont faits en toute transparence. Pourtant, même si le ministère, les recteurs ou les réseaux privés prennent en compte des critères similaires (effectifs, critères sociaux), l’équation du privé dans le processus de distribution des dotations n’est pas exactement celle du public.
« ll faudra une opération de transparence » sur ces données
Une autre raison permettant d’expliquer les inégalités public-privé au lycée provient de la taille des d’établissements. Dans le privé, « nous avons plus de lycées de petite taille que le public, confirme Yann Diraison. Et plus le lycée est petit, plus il est consommateur de moyens. Si vous voulez rester attractif, vous êtes obligés de proposer un minimum de spécialités. Comme il y a moins d’élèves à les prendre, elles vous coûtent plus cher. » Un fin connaisseur des données du ministère, qui préfère rester anonyme, propose aussi d’interpréter cette inégalité comme une preuve de l’attractivité des établissements, notamment certains lycées publics prestigieux : ils attirent davantage d’élèves, ce qui fait diminuer leur H/E. D’ailleurs, au collège, où il y a plus d’élèves par classe dans le privé que dans le public, les inégalités de H/E sont moins en défaveur du public, comme le montre le graphique ci-dessous.
Depuis dix ans, un dernier critère a sans doute contribué à creuser ces inégalités. En 2015, le ministère a entamé une réflexion pour mieux intégrer les caractéristiques sociales des élèves dans la répartition des moyens, jusque-là ignorées dans l’attribution des dotations des lycées. Ce vaste chantier concernait-il aussi le privé ? « Non, et c’est toute la difficulté », reconnaît un ancien directeur de cabinet. Yann Diraison, de l’enseignement catholique, affirme de son côté que depuis 2020, ce type de critère est pris en compte dans la répartition par académie, mais pas de manière systématique pour la distribution par établissement.
« C’est plus au cas par cas au niveau local, mais cela fait partie des engagements du protocole que nous avons signé pour favoriser la mixité. »Yann Diraison, adjoint au secrétaire général de l’enseignement catholique
à franceinfo
Le clivage est marqué dans certaines zones. Les données de l’académie de Créteil montrent qu’effectivement, dans le public, plus un établissement est défavorisé, plus son H/E est élevé. Mais pour les lycées privés, H/E et caractéristiques sociales semblent beaucoup moins corrélés.
Dans quelle mesure ces hypothèses expliquent-elles réellement l’inégalité public-privé des conditions d’enseignement ? Nos nombreuses demandesd’éclaircissement auprès du ministère et des académies, répétées depuis le mois de mars, sont restées infructueuses. Les leçons tirées de cette analyse permettent peut-être de comprendre pourquoi l’institution a freiné des quatre fers et a refusé de nous transmettre ces données. « Ce sont des données sensibles, car c’est une économie de la rareté, pointe un ancien cadre du ministère. Un jour ou l’autre, il faudra une opération de transparence là-dessus. »
Yann Diraison, lui, ne dément pas ces écarts et défend le modèle privé. « Il resterait à voir si cette inégalité est préjudiciable, ou si au contraire, elle est finalement une marque de la pluralité de l’offre éducative. Si la volonté d’alignement aboutit à ce qu’on nous impose d’être exactement la copie conforme de l’enseignement public, alors nous n’avons plus aucune raison d’exister. »