Le 6 juin 2023, la rupture de l’ouvrage, détruit par des explosions, avait provoqué des inondations monstres. Un an après, l’immense réservoir en amont s’est en partie asséché, avec des conséquences sur la faune, la flore et la population.
Le sol est conquis par les saules en de nombreux endroits. Et dans le lit asséché du Dniepr, la vie reprend peu à peu ses droits. Il y a tout juste un an, le 6 juin 2023, dans le sud de l’Ukraine en guerre, l’imposant barrage de Kakhovka avait rompu. Les explosions à l’origine de sa destruction avaient été entendues des kilomètres à la ronde. Plus de 72% de l’eau présente dans le réservoir en amont, si grand qu’il était parfois comparé à une mer intérieure, s’était ensuite écoulée. Elles avaient inondé 600 km2 de terres en aval, frappant sans discernement la rive sous contrôle ukrainien et celle prise par les troupes russes.
« Cette catastrophe a marqué le début de la fin », raconte Mykhaïlo Pourichev à franceinfo. A l’époque, cet Ukrainien n’avait pas hésité à franchir le fleuve pour secourir des habitants en territoire occupé, sous les drones ennemis qui scrutaient son embarcation peinte en rose. Le tiers de la grande ville de Kherson, reprise à l’armée russe quelques mois plus tôt, était alors sous les eaux. « Les rives ont rapidement séché, mais la région est en train de mourir, dénonce ce volontaire qui vient en aide aux populations. Les entreprises ont fermé, tout comme les restaurants. Des habitants ne sont jamais revenus, car leurs maisons avaient été détruites. »
L’ancien réservoir se mue en marécage
En amont du barrage détruit, l’immense lac artificiel couvrait auparavant 2 150 km2, explique à franceinfo Yevhen Korjov, professeur au département des bioressources aquatiques à l’université de Kherson. Il décrit aujourd’hui un lieu qui ressemble à un désert traversé de petits canaux, dans le lit historique du fleuve, rempli d’une « végétation marécageuse peuplée par des espèces nuisibles d’animaux aquatiques ». « Un tiers des terres situées au fond de l’ancien réservoir sont recouvertes de végétation de zone humide », ajoute-t-il, dont des îlots investis par des pousses de saules et de peupliers blancs.
Partout ailleurs, une couche dense de limon séché s’étend. Sur la rive gauche occupée par les forces russes, notamment, « l’eau s’accumule dans des dépressions naturelles, formant des lacs isolés contaminés par les restes d’animaux et de plantes », souligne le chercheur. Coupés du réseau hydrologique, ils ne bénéficient d’aucun apport en eau douce. A l’avenir, ces eaux stagnantes « pourront potentiellement souiller les plans d’eau voisins, voire le cours inférieur du Dniepr et la mer Noire », s’inquiète Yevhen Korjov.
En aval du barrage détruit, les « recherches ont montré que l’eau du Dniepr est devenue moins transparente et plus trouble qu’elle ne l’était ». avec une concentration d’oxygène parfois plus faible, poursuit le scientifique ukrainien. Ce qui peut avoir des effets délétères pour certains organismes aquatiques. A Kherson, l’eau du Dniepr peut présenter des teneurs élevées en nitrates et en certains métaux lourds, notamment après les épisodes de pluie qui lessivent les sols.
Les plaines inondables du bas Dniepr abritent des « zones humides d’importance internationale », selon le ministère de l’Environnement ukrainien, qui estime que près de 10 000 hectares de ce précieux écosystème ont été détruits.
« La destruction du barrage a été la plus grande catastrophe d’origine humaine du XXIe siècle sur le continent européen. »Yevhen Korjov, professeur à l’université de Kherson
à franceinfo
Progressivement, le fleuve va retrouver son régime hydrologique naturel, caractérisé par « des eaux de crue printanière relativement élevées et un niveau bas lors des marées basses d’été et d’automne », explique à franceinfo Ihor Pilipenko, qui enseigne lui aussi à l’université de Kherson. Mais il faudra encore plusieurs décennies pour que le territoire retrouve les caractéristiques hydrologiques qui préexistaient à la construction du barrage, lancée dans les années 1950.
La faune et la flore se fraient leur chemin
Après l’explosion, « tous les biotopes ont été complètement inondés et emportés en pleine mer par une vague d’eau de six mètres », ajoute Yevhen Korjov. Des millions et des millions d’invertébrés et de poissons ont été perdus en l’espace de quelques semaines. « Si l’on parle d’impact pour la faune et la flore, cette catastrophe peut seulement être comparée à l’accident de Tchernobyl. »
Plusieurs chercheurs évoquent toutefois des bénéfices à long terme, avec le retour de plusieurs espèces endémiques. Des expéditions scientifiques menées dans le secteur ont permis d’observer des signaux encourageants, quand ce ne sont pas des coups du hasard. « Il y a deux semaines, des braconniers ont été contrôlés avec des esturgeons », explique à franceinfo Eugene Simonov, coauteur d’un rapport du Groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine. « C’est la première observation d’une migration de ces poissons rares. »
Mais le développement de cet écosystème dépendra « beaucoup de la manière dont le débit du fleuve sera géré en amont », nuance-t-il. Or, l’armée russe frappe régulièrement les cinq centrales hydroélectriques semées plus au nord sur le Dniepr. Ce qui contraint les exploitants à déclencher des rejets d’eau, perturbant le cours d’eau en aval.
Un an après la catastrophe, l’approvisionnement en eau est toujours tendu dans la région. Sur la rive droite du Dniepr, des travaux sont en cours pour alimenter le réseau depuis d’autres réservoirs du pays, explique Ihor Pilipenko. La poursuite des hostilités complique évidemment les chantiers d’aménagement et l’accès à l’eau potable, mais la ville de Kryvyï Rih, à 60 km de l’ancien réservoir, est aujourd’hui alimentée par un pipeline provenant du réservoir de Krementchouk, bien plus au nord. « La qualité, d’ailleurs, est bien meilleure, car l’eau issue de Kakhovka n’était pas très pure, le réservoir étant peu profond et végétalisé. »
L’irrigation bouleversée, l’agriculture menacée
Sur la rive sud, en territoire occupé, les nappes phréatiques deviennent inaccessibles, même dans des zones situées le long du fleuve. « Quand elles étaient auparavant à 20 m, elles sont désormais à 40 m », illustre Ihor Pilipenko. Cette rive présente en effet un relief différent : « Elle se trouve sur un immense bassin versant, et l’intégralité de l’approvisionnement en eau, même dans les villes occupées de Melitopol et Berdyansk, est assuré par un système de canaux depuis le réservoir de Kharkovka. »
Les communes côtières sont aujourd’hui privées d’eau potable, relève Yevhen Korjov, et leurs puits sont désespérément vides. « Il n’est plus possible de puiser de l’eau dans le nouveau canal du Dniepr, car le volume d’eau est insuffisant et que sa qualité est dégradée. »
« Après la vidange du réservoir, l’Ukraine a perdu 35% de ses réserves d’eau douce. »Yevhen Korjov, chercheur à l’université de Kherson
à franceinfo
Environ 25% des terres agricoles étaient irriguées, pour cultiver l’oignon, la tomate, le poivron, la pastèque ou le melon. Mais « ce n’est plus du tout possible et cette région devra progressivement passer à des cultures résistantes à la sécheresse », souligne Ihor Pilipenko. La diminution de la productivité entraînera un exode de la population, ajoute le chercheur, quand l’ancienne steppe sèche fera son retour. Enfin, la navigation est désormais impossible sur le Dniepr, alors que le fleuve était l’un des principaux débouchés pour la production agricole à destination de l’Europe, de l’Afrique et de la Turquie.
Deux enquêtes avaient été ouvertes après la destruction du barrage. La première pour établir la responsabilité de la Russie, alors que les deux parties s’accusent encore aujourd’hui d’avoir provoqué la catastrophe. La seconde pour « écocide », la première affaire du genre dans le pays. Maksym Popov, conseiller spécial pour les crimes environnementaux auprès du procureur général ukrainien, avait déployé au total « 172 procureurs et 285 enquêteurs », rapportait alors l’AFP.
L’idée d’une reconstruction divise
« L’attaque terroriste a détruit les systèmes d’irrigation », a fait valoir le gouverneur régional, Olexandr Prokoudine, dans un entretien au site Liga, affirmant que la production de céréales avaient baissé de 100 000 tonnes de ce fait. A ce stade, toutefois, ce sont surtout les combats qui menacent la région et ses richesses naturelles. Encore récemment, les autorités ukrainiennes ont dénoncé des incendies provoqués par les bombardements russes dans le parc naturel national de Kamianska Sich, avec plus de 8,5 hectares partis en fumée.
Cela n’empêche pas Kiev d’anticiper la suite. Un mois après la destruction du barrage, déjà, le cabinet des ministres ukrainien avait adopté une résolution visant à reconstruire le barrage. Plus récemment, les autorités locales ont estimé qu’un tel projet pourrait prendre cinq ans, après la fin des hostilités, avec un coût évalué entre un et deux milliards d’euros.
Mais plusieurs organisations environnementales ont déjà fait savoir leur opposition à la reconstruction à l’identique d’un ouvrage imaginé pendant la planification soviétique, qu’elles jugent désormais caduque. « Je pense que cet événement a été un choc massif porté à la nature, et qu’il peut être qualifié d’écocide, déclare à franceinfo Eugene Simonov, qui prône une activité agricole plus mixte, davantage adaptée aux contraintes du XXIe siècle. « Si quelqu’un tentait de reconstruire ce réservoir, il s’agirait alors d’un nouvel acte d’écocide. Les conséquences seraient tout aussi tragiques pour la nature, mais également pour la population confrontée aux nouvelles conditions climatiques.