L’Assemblée nationale a voté mardi le dégel du corps électoral, à l’origine de violences dans l’archipel. Le camp indépendantiste, opposé au texte, dénonce une entrave au processus de décolonisation.
« Les vieux se sont battus pour nos droits, maintenant la jeunesse se bat pour les préserver. » Manie, 24 ans, habite dans le quartier populaire de Montravel, à Nouméa. La jeune Kanak soutient le mouvement d’opposition à la réforme constitutionnelle dans l’archipel, votée mardi 14 mai par l’Assemblée nationale. « On soutient nos frères dans la rue », a-t-elle insisté mardi soir, alors que débutait une première nuit de couvre-feu. Dehors, « tout est noir, il y a des barrages, du feu, de la fumée », a-t-elle décrit depuis son logement, où elle s’est mise à l’abri. « Les forces de l’ordre sont partout. »
Les violences ont commencé lundi en marge d’une mobilisation indépendantiste contre le dégel du corps électoral. A Nouméa et dans sa banlieue, des magasins ont été pillés, des maisons incendiées et des affrontements ont opposé manifestants et forces de l’ordre. Plusieurs « centaines » de personnes ont été blessées mardi, dont une « centaine » de policiers et gendarmes, selon le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin. Deux personnes ont été tuées, et le haut-commissaire de la République, Louis Le Franc, a qualifié la situation d' »insurrectionnelle ».
Une décolonisation « pas terminée »
« Aujourd’hui, ça pète de partout, car il en va de notre survie », prévient Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS et nationalistes au Congrès de Nouvelle-Calédonie. Le 13 mai, le représentant a voté au Congrès une résolution demandant le rejet de la révision constitutionnelle.
Depuis l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, le corps électoral est gelé dans l’archipel. Le droit de vote aux élections provinciales et aux référendums locaux est réservé aux personnes disposant de la citoyenneté calédonienne selon certaines conditions, afin de maintenir la représentation des Kanaks, le peuple autochtone. La révision constitutionnelle vise à élargir le droit de vote aux personnes résidant depuis plus de dix ans sur le territoire.
Or, cette mesure ne respecte pas l’accord de Nouméa, dénoncent les opposants au texte. « Il ne devrait pas y avoir de réforme, car le processus de décolonisation n’est pas terminé », oppose Pierre-Chanel Tutugoro. Dans l’accord de Nouméa, il est prévu que le statut de l’archipel soit débattu après un troisième référendum sur l’indépendance.
Cette consultation a bien eu lieu en décembre 2021, et le « non » à l’indépendance l’a emporté. Mais les indépendantistes, qui contestaient notamment la date du scrutin, en pleine épidémie de Covid-19 et avaient appelé au boycott du vote, n’en reconnaissent pas l’issue. « Pour nous, la troisième consultation n’a pas eu lieu, on conteste les résultats », reprend Pierre-Chanel Tutugoro. Il souligne par ailleurs qu’entre le premier référendum de 2018 et le deuxième en 2020, le « oui » pour l’indépendance a progressé de plus de trois points (de 43,3% à 46,7%).
« Avant de discuter du corps électoral, il faut aller au bout de l’accord de Nouméa sur la décolonisation. »Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS et nationalistes au Congrès
à franceinfo
En annonçant cette révision constitutionnelle en juillet 2023, Emmanuel Macron a « mis le feu aux poudres », renchérit Jean-Pierre Djaïwe, chef du groupe Union nationale pour l’indépendance (UNI). « Nous avions demandé à l’Etat de ne pas inscrire le dégel dans cette révision, afin que l’on puisse d’abord discuter du statut de la Nouvelle-Calédonie. Cette décision a été prise de façon unilatérale. C’est politiquement malhonnête », étaye l’indépendantiste.
Depuis les accords de Matignon en 1988, qui ont mis fin à des années de violences sanglantes entre Kanaks et Caldoches (les Calédoniens d’origine européenne), il y a toujours eu « un consensus national sur la Nouvelle-Calédonie », rappelle auprès de Nouvelle-Calédonie La 1ère l’historien Louis-José Barbançon. « La nation française dans son entièreté soutient le processus calédonien [de décolonisation], ça s’est fait sous Mitterrand, Chirac, Sarkozy… Et là, tout vole en éclats », observe le spécialiste, également opposé au dégel électoral. Selon lui, la situation s’est notamment aggravée lorsque la loyaliste Sonia Backès (Renaissance), l’une des figures de l’opposition à l’indépendance, a été nommée secrétaire d’Etat à la Citoyenneté en 2022. Les indépendantistes y ont vu le signe que « l’Etat avait choisi un camp », pointe l’historien.
« Le peuple kanak sera minoritaire »
L’autre inquiétude des opposants au texte est la possible minorisation du peuple kanak. Actuellement, les Kanaks représentent 41% de la population, les Caldoches comptent pour 24%, selon l’Institut de la statistique de Nouvelle-Calédonie. Or, selon un rapport du Sénat (en PDF), le dégel électoral augmenterait la composition du corps électoral de 14,5%, y ajoutant 12 441 natifs de Nouvelle-Calédonie, ainsi que 13 400 citoyens français présents de manière continue depuis au moins dix ans dans l’archipel. « Si toutes ces personnes votent, le peuple kanak sera minoritaire, et aucun peuple ne veut être minoritaire dans son pays », alerte Rosine Streeter, elle-même Kanak et créatrice du syndicat Libre unité action.
A ce jour, les indépendantistes gouvernent la province Nord et celle des îles Loyauté. Seule la province Sud est dirigée par les loyalistes, en l’occurence Sonia Backès.
« Si le corps électoral est élargi, les indépendantistes vont perdre le contrôle des provinces, ou ne plus être représentés dans la province Sud. »Rosine Streeter, indépendantiste
à franceinfo
La question de la représentation de la communauté kanak a toujours été essentielle pour les indépendantistes. Rosine Streeter rappelle ainsi les conséquences de la circulaire de Pierre Messmer en 1972, dans laquelle le Premier ministre encourageait « l’immigration massive de citoyens français métropolitains » vers l’archipel, dans le but d’affaiblir « la revendication nationaliste autochtone », citent L’Humanité et l’Académie de Nouméa (en PDF).
Depuis la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France en 1853, les Kanaks n’ont cessé de se révolter pour défendre leurs droits. Durant soixante ans (1887-1946), leur existence était régie par le code de l’indigénat, leur déniant l’accès à la citoyenneté. Une histoire indissociable des débats actuels sur l’élargissement du corps électoral. « On comprend que des gens qui habitent ici depuis vingt ans veuillent voter, mais il faut encore discuter des conditions, nuance Jean-Pierre Djaïwe. Si tous ceux qui arrivent ici après cette loi peuvent voter, que vont devenir les Kanaks ? »
Le spectre des « événements »
Cette réforme intervient également dans un contexte de tensions économiques. L’exploitation du nickel, qui connaît une grave crise mondiale liée à la baisse des prix, demeure le premier employeur du territoire. Un « pacte nickel » a été proposé par le gouvernement, mais les indépendantistes s’y opposent. A cela s’ajoute la persistance d’inégalités entre les Kanaks et le reste de la population, notamment dans l’accès à l’emploi, rappelle Mélanie Atapo, présidente de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE).
« Les Kanaks continuent d’être très minoritaires parmi les cadres et occupent en majorité des postes à temps partiel. »Mélanie Atapo, présidente de l’USTKE
à franceinfo
« Pour les jeunes Kanaks, c’est toujours très difficile de trouver un travail », déplore Manie, jeune habitante du quartier Montravel. « Même les jeunes qui partent étudier en métropole et reviennent avec des diplômes se retrouvent sans emploi », déplore Jean-Jacky Oine, animateur kanak dans le même quartier.
Dans l’esprit de tous les opposants, ces émeutes rappellent les « événements » des années 1980 ayant opposé, dans le sang, Kanaks et Caldoches. Ces violences culminèrent en avril-mai 1988 avec la prise d’otages de gendarmes et l’assaut de la grotte d’Ouvéa, au cours de laquelle 19 militants kanaks et deux militaires français furent tués. « Si Macron passe en force, ça sera le bordel comme lors des ‘événements’, prévient la syndicaliste Rosine Streeter. J’ai vécu cette époque et on dirait que la France n’a rien retenu. »