[BLOG You Will Never Hate Alone] Penser qu’une intelligence artificielle pourrait composer un roman, c’est oublier que ce dernier est avant tout une affaire de style et de musique.
Il est possible que dans la rentrée littéraire qui s’en vient, un ou plusieurs romans aient vu le jour grâce à l’intelligence artificielle. Je ne dis pas que c’est le cas, juste une possibilité qui mérite cependant réflexion. Il est bien évident que tôt ou tard, par paresse ou par calcul, un écrivain se servira de cet outil. C’est dans l’ordre des choses. Un auteur ne vit pas toujours dans sa tour d’ivoire, il lui arrive d’en descendre pour mieux humer l’air du temps. Nul doute alors qu’il aura senti cette accélération de la technologie, qui permet désormais, en un simple clic, de voir une machine débiter tout un discours en un éclair de seconde, rapporte TopTribune.
Il est à redouter que la machine, par la facilité qu’elle propose, alliée à ses ressources infinies, finisse par s’imposer à l’auteur. Arrivera un temps, si ce n’est pas déjà fait, où l’écrivain s’aidera de l’intelligence artificielle pour mener à bien son entreprise romanesque. Tout comme adviendra une ère où, de la première à la dernière ligne, la machine écrira d’elle-même un roman dont elle sera l’unique autrice. Ce jour-là, la littérature sera morte, mais qui s’en souciera, si ce n’est une poignée d’illuminés exilés dans une très lointaine bibliothèque ?
Souvent, le public commet une erreur. Il pense qu’un roman – et si possible un bon roman – est avant tout affaire d’idées, d’un scénario assez original dans sa construction pour captiver l’attention du lecteur. Ce faisant, il confond littérature et divertissement. L’une se propose d’explorer les bas-fonds de l’âme humaine, ses ressorts les plus intimes, là où l’autre entend uniquement distraire le lecteur, l’amener à s’échapper de lui-même, à passer un bon moment.
Tout le monde a des idées de roman. Arrêtez quelqu’un au hasard dans la rue, absolument n’importe qui, il vous confiera qu’il a une formidable histoire à raconter, mais faute de temps ou de talent, il ne peut rien en tirer, sinon rêver au jour où il se collera à la tâche. C’est qu’avoir des idées de roman est à la portée du premier venu. Il suffit de laisser son esprit vagabonder, l’imagination se chargera de lui fournir de quoi établir un scénario aux multiples rebondissements.
Dans cette perspective, l’intelligence artificielle est une formidable machine à histoires. Racontez-lui à grands traits le récit qui vous hante et, en un tour de main, elle vous écrira un roman plus ou moins bien ficelé. Procédez à quelques ajustements, deux ou trois retouches ici et là, un recadrage vers la fin, et vous y êtes, vous tenez entre les mains un roman digne d’être proposé à la lecture.
Évidemment, en soi, le livre n’aura aucune espèce d’intérêt. Il sera une suite de dialogues, de rebondissements, d’actions où les personnages évolueront comme des automates, des êtres sans chair ni âme, tout juste bons à servir de prétexte à une histoire en train de s’écrire. Ils seront comme des acteurs qui réciteraient un texte d’une manière automatique, sans rien comprendre à leur rôle.
J’ignore ce qu’est un vrai roman, je sais seulement qu’il est tout sauf cela. Un roman digne de ce nom n’a pas comme vocation première de divertir, du moins dans sa conception uniquement ludique. Il se doit d’être une plongée dans un univers dont le contenu possède assez de force et de mystère pour rendre sa lecture intéressante. Surtout, il est écrit dans une langue qui possède sa propre musique, sa propre logique, ce charme indéfinissable et troublant de la phrase, où l’auteur apparaît tel qu’il est en lui-même.
Que ce vide puisse plaire à une certaine catégorie de lecteurs, c’est tout à fait possible. Il suffit de voir ce que le cinéma hollywoodien est devenu pour s’en convaincre.
Un roman, c’est avant tout un style. Ce style ne vient pas d’une machine, mais de l’intimité de l’auteur. Il est le miroir de son éducation, de ses lectures, de ses pensées, de ses angoisses, de ses doutes, de ses aspirations, de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il n’est pas, la somme de ses instincts, de ses pulsions, de ses rêves, de ses fantasmes, de sa manière d’être, de respirer, d’aimer.
Sa phrase est le condensé de son être, son phare, son porte-parole. Dans la manière qu’elle possède de s’articuler, elle lui ressemble, elle est son aboutissement suprême. La musique d’une phrase, c’est avant tout son être dans toutes ses déclinaisons infinies; elle empreinte les détours de son âme, elle déroule le fil même de sa mémoire, de sa pensée, de sa présence au monde. Elle est l’histoire de son histoire, la transmission d’une identité vouée à demeurer secrète, mais dont le roman laisse entrevoir quelques reflets.
Elle est l’héritage de sa personnalité, laquelle est le fruit de générations qui ont contribué à sa fondation. En cela, elle est unique. Et parce qu’elle est unique, elle ne peut être imitée. Voilà pourquoi l’intelligence artificielle ne pourra jamais rivaliser avec le génie humain. L’intelligence artificielle n’a pas d’histoire propre, elle est juste un condensé d’histoires qui ne lui appartiennent pas. Elle ne crée rien d’elle-même, elle n’a ni âme, ni visage, ni sentiment, ni idée. Elle est le vide qui, à son tour, ne peut créer que du vide.
Que ce vide puisse plaire à une certaine catégorie de lecteurs, c’est tout à fait possible. Il suffit de voir ce que le cinéma hollywoodien est devenu pour s’en convaincre. Mais en soi, l’intelligence artificielle ne créera rien. Elle copiera. Elle n’arrachera rien au réel, si ce n’est quelques récits désincarnés d’où la vraie vie sera absente. Elle sera le contraire de l’art, une imposture qui engloutira l’être humain dans un néant dont il aura toutes les peines à ressortir.