A travers une cinquantaine de témoignages anonymes de professionnels, la journaliste Nora Bouazzouni s’attaque à ce qu’elle appelle « le mythe de la gastronomie française ».
« La restauration, c’est l’apprentissage de la déshumanisation. » Dans son livre Violences en cuisine, une omerta à la française, paru mercredi 21 mai, la journaliste Nora Bouazzouni décrit l’ampleur des violences physiques, psychiques, sexuelles, racistes et homophobes qui ont lieu dans la restauration.
« La restauration, surtout celle qui s’affiche en une des magazines et qui s’invite aux cérémonies officielles, n’est pas un milieu comme les autres », écrit la journaliste, qui a recueilli une cinquantaine de témoignages entre 2020 et 2024. « Les violences de tous ordres y sont systémiques » et « y sont surtout normalisées », poursuit-elle.
Ces agressions commises derrière les fourneaux concernent aussi bien des chefs « jeunes, vieux, à l’ancienne ou branchés, médiatiques ou discrets, détenteurs de la Légion d’honneur ou stars de la télé », énumère l’autrice. Mais « aucun n’a fait l’objet de poursuites » et « presque tous sont encore activité », précise-t-elle, sans dévoiler de nom, ni des auteurs des violences ni des victimes (toutes ont requis l’anonymat par peur de représailles ou de répercussions sur leur carrière). « C’est trop facile de sacrifier deux ou trois personnes » pour faire « semblant de faire le ménage », a justifié la spécialiste dans un entretien à l’AFP. Franceinfo revient sur les principaux points abordés par la journaliste.
Des faits punissables par la loi
Tout a commencé en 2020, en pleine crise sanitaire. Toute la restauration est à l’arrêt quand Nora Bouazzouni et l’ancienne cheffe Camille Aumont Carne, créatrice du compte Instagram « Je dis non chef ! », établissent un questionnaire pour mesurer le phénomène des violences en cuisine. Les deux femmes retiennent une cinquantaine de témoignages des 3 500 réponses obtenues. « J’aurais pu faire un livre entier, encore plus épais, rien qu’avec les témoignages de violences physiques, sexuelles et psychologiques qu’on m’a livrés », assure la journaliste.
« Etre copieusement insulté lorsqu’on a raté un dressage, se prendre un coup de casserole dans le visage parce qu’on n’est pas assez rapide ou une ‘olive’ [un doigt] dans les fesses chaque matin, c’est ça, être formé à l’excellence. Etre brûlé pour ‘apprendre’ à ne pas répondre, violée dans une chambre froide ou continuer un service la main en sang, c’est ça, bosser dans un restaurant étoilé », énumère Nora Bouazzouni. Or ces faits, pour certains, « constituent des crimes », rappelle-t-elle.
A l’image de ceux racontés par Ariane, 28 ans. « Mon chef m’a brûlé le bras avec une spatule parce que j’avais mal fait quelque chose », raconte-t-elle. Ou encore quand Ambre, qui travaillait dans un restaurant deux-étoiles à Paris, se remémore que « le chef pâtissier essayait régulièrement de [lui] refermer le frigo sur les mains » et l’a menacée de la « fracasser » et de lui « exploser la tête dans les frigos ». Une autre employée, qu’elle nomme Léa, affirme qu’un de ses collègues l’a « invitée à une soirée (…) durant laquelle il [l]‘a violée ». « J’ai dû aller au travail le lendemain (…) et faire mine de rien, parce que c’était le meilleur ami du patron et le parrain de ses enfants », déplore-t-elle.
Un milieu propice aux violences sexistes et sexuelles
Comment expliquer que ces violences ne soient pas davantage dénoncées ? Les victimes se sentent particulièrement impuissantes et contraintes au silence, soit parce qu’elles « n’ont souvent personne à qui dénoncer ces agissements, soit parce qu’il n’y a ni ressources humaines ni représentant du personnel, soit parce que l’auteur est le chef de cuisine ou un proche », analyse Nora Bouazzouni.
Dans ce milieu très masculin, où la hiérarchie joue un rôle prépondérant, « les femmes subissent une double peine », constate la journaliste : peu promues, elles sont aussi victimes de nombreuses violences sexistes et sexuelles. « Les chefs me faisaient des clins d’œil, un pâtissier mettait ma main sur ma hanche quand il passait derrière moi », raconte ainsi Salomé. Eléonore, qui travaille dans un café de luxe, relate les menaces proférées par le chef après l’évocation d’une grossesse : « Fais gaffe parce qu’on va t’accompagner dans les escaliers et puis tu vas tomber ».
Elles ne sont pas les seules victimes de ces agissements. « Sexisme, racisme, LGBTQIAphobies, validisme : (…) les personnes minorisées y sont encore moins bien traitées qu’ailleurs », observe Nora Bouazzouni. « Ma cheffe faisait manger des plats à base de porc et de vin au plongeur musulman », se souvient Lou. Charles, qui à 15 ans était apprenti dans un restaurant gastronomique, raconte aussi que « le sous-chef [lui] demandait tous les jours si [il aimait] les hommes », s’il avait « envie de [se] faire enculer ». Une homophobie parfois teintée de racisme : « Quand j’avais mal à la gorge, on me disait : ‘C’est parce que tu as sucé deux Noirs' ».
Des violences qui débutent dès la formation
Ces violences physiques et morales interviennent souvent dès la formation des futurs cuisiniers. Ludovic, ancien inspecteur du travail, constate que les apprentis y « sont les plus exposés ». A 16 ans, Adele affirme avoir été « agressée sexuellement plusieurs fois par semaine par un collègue de 40 ans, marié, père de deux enfants » et avoir entendu à de nombreuses reprises des commentaires comme « je vais te violer ».
Joris raconte comment, lorsqu’il avait 15 ans, « un homme de quarante ans » l’a « coincé contre la porte de la réserve » et l’a agressé sexuellement en le « touchant au niveau du sexe ». Un restaurateur raconte les violences qu’il a lui-même fait subir à un apprenti, alors que lui était chef de partie dans un restaurant deux-étoiles : « Je lui ai dit ce qui n’allait pas (…) puis j’ai fini par le choper par le col, sans me rendre compte que j’étais en train de l’étrangler. »
Des cadences infernales
Qu’ils soient employés dans un palace parisien, un trois-étoiles de campagne ou un simple bistrot, les cuistots travaillent quasi systématiquement « douze ou quinze heures par jour, cinq jours sur sept », relève la journaliste. « C’est la norme, quand bien même les contrats affichent invariablement 39 heures », poursuit-elle, expliquant que ces heures à rallonge sont « une des (très) nombreuses dérogations au Code du travail dont bénéficie la convention collective » des hôtels, cafés et restaurants.
Le tout pour des salaires très bas, au vu du nombre d’heures effectuées. « Jetravaillais plus de 80 heures par semaine pour 1 322 euros net », témoigne Grace, ancienne employée d’un restaurant trois-étoiles du sud de la France. Salomé, elle, dit avoir cravaché « treize jours d’affilée, sans pause, ni repas » au sein d’un restaurant étoilé tenu par un ancien candidat de l’émission « Top Chef », véritable tremplin dans le milieu. « Je devais être à 150 heures de boulot, payée 2 000 euros net ». Laura, employée dans un restaurant similaire, touchait quant à elle « 1 400 euros net pour bosser 80 heures par semaine ».
Ces conditions de travail très difficiles mettent parfois en péril la santé des travailleurs, particulièrement exposés à de nombreux risques : chutes, port de charges lourdes, blessures, brûlures, gestes répétitifs ou encore risques psychosociaux liés au stress, à la fatigue ou aux horaires décalés.
« Un soir, j’ai travaillé pendant six heures avec un doigt tranché en deux, relate Lou. La sous-cheffe n’a pas arrêté de me dire ‘tu ne vas pas assez vite’ et ‘tu fous du sang partout’. » Elle raconte également qu’un soir, après le service, elle était « tellement épuisée » qu’elle s’est « endormie au volant » et a terminé sa route « dans le fossé ». A 28 ans, Elodie, qui travaille dans le trois-étoiles d’un chef très médiatique, affirme avoir souffert d’infections urinaires « à répétition », faute de pouvoir prendre des pauses pour boire et aller aux toilettes, « alors qu’il faisait 40°C ».
Des conditions de travail peu remises en question
Comment expliquer que si peu de voix s’élèvent pour dénoncer de telles conditions de travail ? « En cuisine, on ne compte pas ses heures, c’est tout, c’est comme ça depuis toujours », avance Nora Bouazzouni. Camille Aumont Carnel critique aussi « une industrie qui ne t’apprend qu’à dire ‘oui chef’ et qui ne comprend pas le ‘non’. On fait de toi quelqu’un qui s’assoit sur sa dignité et sur ses besoins primaires, comme boire, dormir, manger, se loger décemment… »
Enfin, la violence est valorisée par nombre de chefs, qui y voient « un passage obligé pour progresser ». La journaliste observe que « les palaces et triple étoilés (…) n’ont pas de problème à recruter, car une expérience dans ces cuisines prestigieuses reste un sésame ». En outre, « les chefs légitiment l’idée qu’il ne serait possible d’atteindre l’excellence que dans un cadre violent ». Comparant la cuisine au sport de haut niveau, Nora Bouazzouni explique que les chefs et leurs employés sont convaincus qu’il « faut se dépasser pour atteindre l’excellence ». Et ce, « quoiqu’il en coûte à son corps, à sa santé mentale, à sa vie privée. La fin justifie les moyens et tous les sacrifices », écrit l’autrice.