Entassée dans une brasserie parisienne, l’assemblée opine du chef. Au pupitre, Laurent Wauquiez, patron des députés Les Républicains (LR), étrille le bloc central, incapable de lutter contre « les juges de gauche », « l’enfer de la bureaucratie » et « l’extrême gauche », trois « verrous » à faire sauter « en priorité ». « Ce n’est pas en étant à l’intérieur du gouvernement Bayrou qu’on va créer une rupture », enfonce-t-il. Ce 28 avril au soir, comme à chacun de ses meetings, il cible Emmanuel Macron et François Bayrou, sans un mot pour son rival dans la course à la présidence du parti de droite, Bruno Retailleau. Mais c’est bien le ministre de l’Intérieur que l’ancien patron de la région Auvergne-Rhône-Alpes vise en attaquant le gouvernement, pourtant soutenu par LR.
En février, l’entrée en campagne de Bruno Retailleau est venue contrecarrer ses plans et a déclenché une tempête interne dont la droite a le secret. La notoriété du Vendéen a grimpé en flèche lorsqu’il est passé des dorures du Sénat à la place Beauvau, le poussant à se lancer. Le clan Wauquiez l’avait alors accusé de trahir leur pacte, au risque de provoquer une « guerre des chefs », tandis que les caciques du parti montaient au créneau pour défendre une candidature anti-Wauquiez. « J’aurais préféré que ça se passe sans bagarre », regrette encore aujourd’hui le député Jean-Pierre Taite, soutien de l’ancien maire du Puy-en-Velay. Entre les deux candidats, qui seront départagés par les militants les 17 et 18 mai, la guerre redoutée s’est finalement déroulée à coups feutrés.
Car comment s’attaquer quand on partage les mêmes idées ? Depuis le début de la campagne, les deux hommes martèlent à l’unisson leurs discours contre l’immigration illégale, défendent un tour de vis sécuritaire et la rigueur budgétaire, s’opposent à toute création d’impôt et pourfendent autant le « laxisme judiciaire« que le « wokisme » et « l’assistanat ». « Ils n’ont pas de véritables divergences. Tous deux ont des positions très droitières, et il faut dire que l’éventail des positions s’est un peu rétréci au sein du parti », analyse Emilien Houard-Vial, docteur en science politique et spécialiste de LR.
« Laurent cherche le match, et Bruno se dérobe »
Avec sa casquette de premier flic de France, Bruno Retailleau mise sur cette campagne pour étoffer son image de présidentiable. « L’enjeu, c’est de faire porter sa voix sur d’autres sujets que ceux de l’Intérieur. Le Bruno Retailleau régalien, les gens le connaissent, mais il faut développer son image sur l’économie et le social », expliquait son équipe fin avril, dans un bureau de son ministère. Sur ce plan, son concurrent pense avoir un coup d’avance. « Laurent Wauquiez a un spectre plus large : il est capable de parler de sécurité, d’enseignement, de pouvoir d’achat… Il n’est pas monosujet », vante son ami Christian Jacob, ancien patron de LR.
Pour se différencier, le chef de file des députés LR joue à fond la carte de l’indépendance, un mot inscrit en majuscules sur les drapeaux tricolores distribués au public lors de ses meetings. Pour accentuer cette autonomie vis-à-vis du gouvernement de François Bayrou et d’Emmanuel Macron, Laurent Wauquiez pousse Bruno Retailleau dans ses retranchements. En février, il a mené une fronde, vaine, contre la nomination du grognard macroniste Richard Ferrand à la tête du Conseil constitutionnel. Il a pu au passage se démarquer du ministre Retailleau, qui a refusé de se prononcer « au nom de la séparation des pouvoirs ».
Rebelote sur la proportionnelle. Vent debout contre cette réforme du mode de scrutin pour les élections législatives, qui serait « le pire poison pour notre démocratie », Laurent Wauquiez a demandé à son rival de « s’opposer à cette volonté de François Bayrou » et d’« imposer au Premier ministre » d’abandonner l’idée de légiférer dessus. Même tactique sur la possible suppression de l’abattement fiscal de 10% pour les retraités évoquée par Bercy : Laurent Wauquiez menace de remettre en cause la participation de LR au gouvernement en cas de hausse d’impôts dans le budget 2026. « Laurent cherche le match, et Bruno se dérobe », observe un soutien du Vendéen.
Une « surenchère » vers la droite de la droite
Sur ces deux sujets, la fonction ministérielle de Bruno Retailleau limite sa marge de manœuvre. La proportionnelle « fera du mal au pays et, pour moi, c’est rédhibitoire », a-t-il jugé sur BFMTV. Il a promis de défendre sa position auprès du Premier ministre, sans mettre sa démission dans la balance. Et sans attaquer son rival. « Pas de petite phrase », répète-t-il fréquemment sur les plateaux lorsque les médias l’invitent à réagir aux déclarations de son rival. En coulisses, son équipe déplore l’attitude du camp adverse.
La proposition de Laurent Wauquiez d’expédier les personnes étrangères faisant l’objet d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français) de l’autre côté de l’Atlantique, à Saint-Pierre-et-Miquelon, visait aussi à bousculer le favori. Elle a suscité indignation et railleries, Bruno Retailleau se bornant à la trouver « déroutante ». « Ce genre de sortie, ça flingue Laurent Wauquiez, veut croire l’entourage du ministre. C’est facile de promettre des choses qu’on ne peut pas faire, ce n’est pas raisonnable ».
Mais dans le camp du député de Haute-Loire, on balaye les critiques. « Au-delà du soi-disant tollé médiatique, un sondage montre que 61% de la population est favorable à cette idée », défend le député Jean-Pierre Taite. Et les adhérents appelés à voter en mai sont « en attente de fermeté », assure l’équipe du candidat.
La campagne pour la présidence LR a viré à la « surenchère », car « Laurent Wauquiez est obligé de se distinguer. Mais comme c’est compliqué d’aller plus loin idéologiquement, cela passe par des critiques sur l’action gouvernementale et par des propositions toujours plus interpellantes », résume le spécialiste de la droite Emilien Houard-Vial. « Il profite du fait que, n’étant pas au gouvernement, il peut proposer ce qu’il veut, quitte à ce que cela puisse se retourner contre lui. » Car tous les adhérents ne sont pas forcément séduits par cette promesse d’expulser des étrangers à Saint-Pierre-et-Miquelon. « Ça ne me paraît pas faisable, je ne suis pas convaincue », glisse par exemple dans un sourire poli Aline, 55 ans, croisée le 28 avril dans une réunion publique de Laurent Wauquiez dans le très chic 7e arrondissement de Paris.
Comme d’autres néo-adhérents, elle a pris sa carte aux Républicains tout récemment. Car ce match interne a le mérite de renflouer les caisses de LR : en trois mois, le parti a presque triplé son contingent d’adhérents, dépassant la barre des 120 000 membres. C’est le résultat d’une bataille des cartes assez classique au sein du mouvement, qui fait le yo-yo au gré des scrutins internes. A qui profitera-t-elle ? La cote du Vendéen est plus élevée auprès de l’opinion grâce à son exposition ministérielle, mais son agenda lui a moins laissé le temps de faire campagne, tandis que Laurent Wauquiez « a quadrillé le terrain », vante un soutien, à raison de deux à trois réunions par jour. Pour compenser, le ministre a organisé le 10 avril une grande conférence de presse pour défendre le bilan de ses six mois à Beauvau. Dans les deux camps, on préfère rester prudent, ou diplomate, en imaginant un résultat serré à l’issue du vote.
Pour ne pas insulter l’avenir, chacun promet de rassembler les troupes s’il l’emporte le 18 mai. Laurent Wauquiez souhaite nommer Bruno Retailleau vice-président, et le Vendéen garantit d’associer le Ligérien à la gouvernance. Même si les relations se sont tendues entre les deux hommes, il faudra bien tenter de s’unir après cette drôle de campagne.
« Nous avons un boulevard pour 2027 »
« C’est l’angoisse des militants, assure Agnès Evren, soutien de Bruno Retailleau.Ils nous disent : ‘Pitié, faites qu’ils ne se bagarrent pas’. » Au fil des séances de« phoning » (le démarchage téléphonique], la sénatrice et patronne de la fédération LR d’Ile-de-France entend les craintes des militants traumatisés par les duels sanglants, entre Jean-François Copé et François Fillon en 2012, et les trahisons, lorsque l’ex-patron du parti, Eric Ciotti, a annoncé à la télévision son ralliement surprise au Rassemblement national en 2024. « Notre pire ennemi, ce sont nos divisions. Si le match est fratricide, la maison se videra, prédit Agnès Evren. Nous avons un boulevard pour 2027, nos idées sont majoritaires et la gauche ne pèse qu’un tiers de l’électorat », souligne-t-elle.
Au-delà de la présidence du parti, le résultat déterminera surtout la stratégie pour l’élection présidentielle, et peut-être l’incarnation. Laurent Wauquiez ne cache pas son désir d’être candidat en 2027, mais son adversaire ménage le suspense. « Il a une ambition intime, mais on ne brûle pas les étapes. Bruno Retailleau ne défonce pas les portes à coup de pied, mais il ne les ferme jamais », assure son entourage. Les deux hommes s’opposent à une primaire ouverte, mais envisagent de faire voter les militants pour désigner le champion de la droite dans la future course à l’Elysée.
Le nouveau président serait bien placé pour obtenir ce blanc-seing. « Si Bruno Retailleau gagne, il sera bien positionné pour la présidentielle, et pas pour faire un score à la Pécresse. Si Laurent Wauquiez gagne, ce serait une mauvaise nouvelle pour la droite en 2027 », lâche Julien Aubert, vice-président des Républicains. « Il fera du parti son écurie présidentielle », craint un soutien du ministre de l’Intérieur. « Aucun des deux n’a un poids électoral qui permette d’écraser le match », balaie-t-on dans le camp Wauquiez, renvoyant vers une primaire interne « dans moins d’un an ». Avec peut-être les mêmes candidats, mais une campagne sûrement plus agressive.