Il s’agit du plus grand incinérateur d’Europe. À Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), tout près de Paris, il est impossible de manquer l’immense cheminée qui crache sans interruption un large panache de fumée blanche. Chaque année, 700 000 tonnes de déchets, soit les ordures de près de 1,5 millions d’habitants, y sont traitées. Mais les riverains accusent l’immense usine, en service depuis la fin des années 1960, de polluer et de les empoisonner avec ses fumées. Ces dernières années, des analyses ont révélé des niveaux inquiétants de pollution tout autour de l’usine. « Avant, on appelait ça l’usine à nuages, raconte une mère, venue chercher son fils à l’école, tout près de l’incinérateur. On voyait vraiment beaucoup moins le danger parce que le panache de fumée blanc a l’air assez inoffensif. »
Mais désormais, elle s’inquiète après avoir été alertée par les analyses ces dernières années d’ONG et d’organismes officiels. Elles révèlent la présence anormale de dioxines, des polluants organiques cancérogènes et de métaux lourds à des niveaux particulièrement élevés, jusque dans les cours d’école. « Il y a une grosse inquiétude : est-ce que ce périmètre doit être évacué ?, interroge la mère de famille. Est-ce qu’il y a vraiment des retombées qui peuvent être évitées si on place en fait une protection ? Est-ce que ça peut limiter un tout petit peu ? Comment les autorités mettent des choses en place pour répondre à ça ? »
« On n’a pas les réponses à tout »
Des questions que se posent de nombreux habitants. Une réunion publique a eu lieu à la mairie d’Ivry avec une centaine de personnes réunies face aux représentants de la préfecture, de l’Agence régionale de santé (ARS), ou du syndicat qui gère l’incinérateur. « On vit avec l’incinérateur à côté, c’est notre voisin, explique une habitante. S’il n’y a pas des solutions de nous faire déplacer, nous les habitants, alors il faut mettre fin à cet incinérateur qui nous tue à petit feu. » « J’ai cru bêtement qu’en France, on était un grand pays qui appliquait le principe de précaution, je ne le vois pas du tout dans le comportement. Pendant ce temps-là, on s’empoisonne », dénonce une autre habitante.
Il y a donc beaucoup d’inquiétude, mais peu de réponses. Il n’existe aucune preuve, à ce stade, d’un quelconque impact sanitaire de l’incinérateur malgré des cas groupés de cancer chez le personnel d’un lycée. Les études prennent du temps, répond au public Mathieu Boussarie, directeur adjoint départemental de l’Agence régionale de santé. « On n’a pas les réponses à tout. On a été dans les écoles, on va continuer d’aller faire des prélèvements. »
« On a interrogé aussi Santé publique France. Est-ce qu’il y a des études complémentaires que l’on pourrait faire ? Est-ce qu’il y a des recommandations complémentaires que l’on pourrait faire ? On s’est saisi des sujets et on interroge les agences spécialisées sur le sujet. »
Un long processus pour l’instant, l’ARS a seulement recommandé de ne plus consommer les œufs des poulaillers d’Ivry et des alentours, car les dioxines s’y accumulent. Quant au Syctom, le syndicat qui gère l’incinérateur. Il répond que l’autoroute et le périphérique, tout proche, pourraient aussi expliquer ces pollutions.
Toute la difficulté réside dans le fait qu’aucune législation ne permet de trancher et de prendre des mesures. Aujourd’hui, la loi ne fixe aucune valeur limite pour les dioxines ou pour les métaux lourds aux alentours des incinérateurs, que ce soit dans l’eau de pluie ou dans les mousses et les lichens – là où ces pollutions sont détectées à des niveaux élevés.
Sans norme, la situation est dans une impasse, critique Amélie Boespflug, du collectif 3R, qui se bat contre l’incinérateur depuis des années : « Il n’y a pas de norme, donc actuellement, la surveillance est inutile parce qu’il n’y a jamais d’alarme qui s’allume. Il n’y a jamais de recommandations sanitaires qui découlent des chiffres qui sont donnés. C’est un problème plus large qu’Ivry. Il faut que la surveillance environnementale des incinérateurs soit revue. Donc, c’est la législation qu’il faut revoir. » Le collectif appelle à s’inspirer de l’Allemagne, où ont été fixées des valeurs limites de polluants dans l’environnement autour des incinérateurs.
Fermer le futur incinérateur ?
Une meilleure filtration de la fumée rejetée par les incinérateurs comme celui d’Ivry-sur-Seine est-elle une solution ? Il existe, cette fois, des normes de rejets des polluants mesurés directement à la sortie des cheminées, mais les limites actuelles sont trop permissives selon les riverains et même selon le maire d’Ivry. « Les normes et les émissions sur lesquelles il y a des valeurs limites qui sont connues me paraissent totalement insuffisantes », affirme Philippe Bouyssou.
L’élu communiste tente tout de même de rassurer : le vieil incinérateur fermera dans les prochains mois. Il sera remplacé par une usine plus performante et a priori moins polluante. Sauf que là aussi, il subsiste de nombreux doutes. « J’ai besoin de savoir, en tant que maire, quels polluants seront émis par la nouvelle usine et quels sont les risques sur la santé des habitants ? C’est une question qui a été posée et à laquelle je vais exiger d’avoir une réponse. » Si les études prouvent finalement un risque sanitaire, le maire ne voit qu’une solution : ne pas ouvrir le nouvel incinérateur dans quelques mois, malgré un investissement de plus d’un milliard d’euros.