L’ONG Foodwatch, la Ligue contre le cancer et l’application française de nutrition Yuka réclament l’interdiction de cet édulcorant utilisé comme substitut au sucre.
Un aspartame au goût amer. La Ligue contre le cancer, Foodwatch et Yuka ont lancé mardi 4 février une pétition pour réclamer l’interdiction de cet édulcorant. Ces acteurs associatifs et privés invoquent « le principe de précaution » dans le cas d’un produit classé dans la catégorie des « cancérogènes possibles » par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En Europe, il est désigné par le sigle E 951 sur l’étiquette de vos produits, le « 9 » désignant la famille des édulcorants. Cette initiative relance le débat autour d’un produit bien connu – pas seulement pour les petites dosettes – utilisé comme substitut au sucre dans l’industrie agroalimentaire.
Les signataires de la pétition basent notamment leur argumentaire sur une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) parue il y a trois ans dans la revue PLOS Medicine(Nouvelle fenêtre). Cette étude statistique a été menée sur la cohorte NutriNet-Santé, initiée en 2009, qui compte plus de 105 000 adultes en France. « Dans nos questionnaires, très précis, ils devaient renseigner le nom et la marque des produits consommés, comme des sodas light et des yaourts allégés, explique la nutritionniste Mathilde Touvier, coordinatrice de l’étude. C’est ce qui nous a permis de quantifier leur exposition journalière en milligrammes d’aspartame. »
Selon cette enquête, la consommation d’aspartame augmentait de 15% le risque de développer un cancer et celle d’acésulfame K de 13%. « Cela concerne notamment les cancers du sein et ceux liés à l’obésité, comme les cancers colorectaux ou de l’endomètre… » précise Mathilde Touvier. Ces résultats doivent encore être reproduits dans d’autres cohortes à grande échelle, précisait l’étude. Mais « les associations observées sont robustes. La publication est exigeante scientifiquement, défend la coordinatrice de l’étude. Nous avons pris en compte beaucoup de facteurs qui pouvaient biaiser les résultats. »
Des études insuffisantes
La dose journalière admissible d’aspartame a été fixée à 40 mg/kg par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Concrètement, pour franchir ce seuil, une personne de 70 kg devrait boire tous les jours neuf canettes de soda contenant 300 mg d’aspartame. « Bien sûr, personne n’en consommait autant dans notre cohorte, reprend Mathilde Touvier, qui évoque des niveaux bien plus réalistes. L’augmentation des risques était observée chez les plus grands consommateurs, même avec une demi-canette de soda light. »
L’étude NutriNet a notamment poussé le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), l’agence spécialisée de l’OMS, à classer l’aspartame comme « cancérogène possible » en l’intégrant dans la catégorie 2B – la catégorie 2A, elle, intègre les cancérogènes « probables », quand la catégorie 1 désigne les cancérogènes « avérés ». Celle-ci regroupe les agents pour lesquels les données sont « limitées » ou bien « insuffisantes ». En l’état, cela ne dit pas grand-chose, sinon qu’il faut poursuivre les travaux de recherche.
Ce classement reposait également sur une étude européenne(Nouvelle fenêtre) publiée en 2016 évaluant l’incidence du carcinome hépatocellulaire, un cancer du foie, en association avec la consommation de boissons édulcorées. Mais également sur deux études américaines (ici(Nouvelle fenêtre) et là(Nouvelle fenêtre)) portant sur ce type de boissons et les cancers du foie. « Elles rejoignent plusieurs études animales imparfaites, qui ont donné lieu à des discussions méthodologiques, et à des données mécanistiques », complète Mathilde Touvier, présente dans le groupe de 25 experts lors de l’évaluation.
« L’étude NutriNet, à ce jour, est en effet la seule grande étude de cohorte prospective qui a évalué de manière exhaustive l’exposition à l’aspartame à partir de toutes les sources alimentaires », souligne le Circ dans la revue The Lancet(Nouvelle fenêtre). Tout en ajoutant que « ces résultats n’étaient pas cohérents dans l’ensemble des études disponibles ». En clair : le niveau de preuve est encore insuffisant pour envisager les catégories supérieures, faute d’études concordantes. « Nous ne conseillons pas aux entreprises de retirer leurs produits et nous ne conseillons pas non plus aux consommateurs d’arrêter complètement leur consommation », avait d’ailleurs commenté à l’époque Francesco Branca, l’un des responsables de l’OMS.
Un risque finalement assez faible
La couverture dont a bénéficié la pétition a beaucoup agacé Jérôme Barrière, membre du conseil scientifique de la Société française du cancer. Cet oncologue a dénoncé un « emballement médiatique » sur le réseau social LinkedIn(Nouvelle fenêtre). « Mon message n’est pas de dire que l’aspartame ne représente aucun risque pour la santé, justifie-t-il. Mais le risque relatif était évalué autour de 1,1 dans l’étude NutriNet. Un niveau similaire, donc, à celui de la pilule contraceptive pour le cancer du sein après dix ans. » Le risque relatif a été évalué à 1,2, soit un cas supplémentaire pour 7 690 femmes traitées, alors que la pilule est intégrée dans le groupe 1 des cancérogènes avérés. Jérôme Barrière rappelle qu’un risque relatif inférieur à 2 est généralement considéré comme modeste en santé publique : « A titre de comparaison, le tabac multiplie le risque du cancer du poumon par 25(Nouvelle fenêtre). »
L’oncologue s’interroge également sur le timing de la pétition, trois ans après la publication de l’étude, un 4 février, à l’occasion de la Journée de lutte contre le cancer. « Cette communication opportuniste accapare un espace médiatique déjà étroit pour ces questions, estime le chercheur. Pourquoi ne parler que de l’aspartame ce jour-là, par rapport à d’autres facteurs bien établis et connus ? On devrait parler des vrais facteurs de risques prouvés et indéniables, comme le tabac, l’alcool, l’obésité, certains virus à l’adolescence… Mais également des dépistages encore insuffisants, des nouveaux traitements et de l’augmentation de l’espérance de vie. »
« Le risque relatif de l’aspartame, s’il existe, est très faible. Je m’inscris en faux sur cette manière de faire et d’inquiéter les gens. »Jérôme Barrière, oncologue
à franceinfo
« Je suis contre les messages alarmistes », a également réagi Boris Hancel, endocrinologue à l’hôpital Bichat, dans l’émission « C à vous » sur France 5. Le spécialiste a évoqué une « charge mentale nutritionnelle » et une multiplication des injonctions de santé. « Les édulcorants ne sont pas des produits de santé. Ils doivent être pris uniquement comme substitut du sucre, car ils sont probablement moins dangereux. » Le médecin prônait plus largement « la réduction des aliments ultratransformés dont les produits à base d’aspartame font partie ».
Le recours à l’aspartame, en dix ans, est passé de 1,8% à 0,4% des produits, relevait l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) dans un rapport publié en mars 2024(Nouvelle fenêtre). Cette tendance, écrivaient les auteurs, pourrait traduire une phase de défiance des années 2000 et 2010, après diverses suspicions (épilepsie, sclérose en plaques, tumeurs au cerveau…) pourtant démenties par les autorités sanitaires européennes et françaises. D’autres substituts au sucre progressent en revanche, comme la sucralose.
Aucun bénéfice à en consommer
« L’aspartame soulève peut-être plus de questions qu’elle n’apporte de réponses », remarque l’oncologue Béatrice Fervers, directrice du centre Léon-Bérard de Lyon. « A ma connaissance, depuis la publication de l’étude NutriNet, il n’y a pas eu de données permettant de la classer dans les cancérogènes probables. Mais il ne faut pas négliger cette alerte. » D’autant que plusieurs signaux pointent sur d’autres pathologies. Sur le plan comportemental, surtout, « les consommateurs peuvent être tentés de consommer davantage de produit quand il est ‘light’, ce qui peut donc avoir un effet sur la prise de poids et l’obésité. » Et donc de produire l’effet inverse de celui recherché. « La prise d’édulcorant ne permet pas de gérer le surpoids, l’obésité ou la glycémie chez les diabétiques. »
« Les édulcorants ne présentent aucun bénéfice démontré, dans un contexte de possible risque cancérigène. Le bon sens réclame de s’en passer. »Béatrice Fervers, oncologue
à franceinfo
Foodwatch, Yuka et la Ligue contre le cancer invoquent justement le « principe de précaution » dans leur pétition, arguant de l’absence de bénéfices. Aspartame, acésulfame K, sucralose ou extraits de stévia… Les édulcorants, en tout cas, n’ont aucun intérêt nutritionnel. En 2015, l’Anses estimait que « l’utilisation à long terme des édulcorants intenses comme substitut des sucres, en particulier dans les boissons [n’était] pas justifié pour la population générale ». Pour réduire les apports en sucres, explique l’agence, il faut surtout réduire globalement le goût sucré dans l’alimentation, et ce, dès le plus jeune âge.
Le chimiste américain James M. Schlatter avait découvert l’aspartame, en 1965, avant d’être surpris par son goût sucré, découvert par hasard. Certains affirment qu’il avait porté cette poudre blanche et inodore à ses lèvres, d’autres qu’il s’était léché ou humecté les doigts, avec un peu d’imprudence. Au bord de sa paillasse, il était loin de se douter du succès de ce produit comme édulcorant. Les débats qui lui sont consacrés, désormais, ont tendance à virer à l’aigre.