Le gouvernement est-il toujours maître à bord du paquebot Parlement ? Un an après la dissolution du 9 juin 2024 et sept mois après la censure de Michel Barnier, l’exécutif semble avoir perdu la main à l’Assemblée nationale et au Sénat, où il fixe une grande partie des ordres du jour. Si François Bayrou, le Premier ministre, a échappé à la censure jusqu’à présent, les positions de son gouvernement ne sont, en revanche, pas toujours suivies par les députés.
Cette situation inédite dans l’histoire de la Ve République s’explique par l’absence de majorité à l’Assemblée nationale. Une nouvelle donne qui se traduit également par une forte baisse du nombre de projets de lois déposés par le gouvernement. Désormais, la majorité des textes législatifs sont proposés par les députés et les sénateurs eux-mêmes, au prix souvent d’une perte d’ambition. « L’absence de majorité interdit de fait […] les grandes réformes dont nous avons besoin », regrettait ainsi l’ex-Premier ministre Edouard Philippe, mercredi au micro de France Inter. Franceinfo fait le point en trois graphiques.
1 Un gouvernement plus souvent mis en échec
Quel est le point commun entre la suppression des zones à faibles émissions (ZFE) et la régulation de l’installation des médecins pour lutter contre les déserts médicaux ? Les deux ont été votées par les députés contre l’avis du gouvernement. Sans majorité au sein de l’Assemblée nationale, l’exécutif se retrouve exposé au rejet de certaines de ses propositions et à l’adoption de mesures qu’il ne soutient pas. Cette fragilité transparaît lorsqu’on analyse les amendements gouvernementaux discutés à l’Assemblée nationale sous la législature actuelle. Plus de 16% ont été rejetés. Du jamais-vu comparé aux législatures précédentes.
« Il y a dix ans, il était extrêmement rare de voir le gouvernement être mis en minorité », rappelle Awenig Marié, chercheur en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles et fondateur du site Datan.fr de suivi et d’analyse statistique de l’activité à l’Assemblée nationale. « Ce qui était rarissime avant se produit maintenant presque chaque semaine », abonde également Olivier Rozenberg, politologue, spécialiste de l’étude des Parlements en Europe. Parmi les textes qui comptent le plus grand nombre d’amendements gouvernementaux rejetés, figure d’abord le projet de loi de simplification de la vie économique (13 amendements), suivi du projet de loi de finances pour 2025 (12) et du projet de loi d’urgence pour Mayotte (5).
Pour Olivier Rozenberg, le gouvernement se situe « dans un entre-deux ». « Il lui arrive d’être mis en échec, mais il conserve aussi des outils procéduraux pour parvenir à ses fins », précise-t-il auprès de franceinfo. L’exécutif peut par exemple demander une seconde délibération sur un vote dont il est mécontent à l’Assemblée nationale. Une manœuvre qui avait été utilisée début avril dans le cadre du vote d’une proposition de loi étendant le scrutin de liste paritaire, pour les municipales, aux communes de moins de 1 000 habitants à partir de 2026. D’abord empêché, le gouvernement de François Bayrou avait demandé une seconde délibération pour faire adopter la mesure.
2 Un gouvernement de moins en moins producteur de projets de loi
Dans ce contexte, le gouvernement abandonne en partie son rôle de moteur dans la fabrication de la loi au Parlement. Ce début de législature, comme la fin de la précédente, est en effet marqué par une forte baisse du nombre de projets de loi, c’est-à-dire des textes déposés par le gouvernement à l’Assemblée nationale et au Sénat, contrairement aux propositions de loi, qui émanent des parlementaires eux-mêmes. « Dès la XVIe législature, entre 2022 et 2024, le gouvernement est minoritaire, même s’il l’est moins qu’aujourd’hui, donc il modère son ambition législative pour se concentrer sur l’essentiel : les retraites. Et il cherche à plaire au Sénat en reprenant ses propositions de loi », analyse Olivier Rozenberg.
Cette tendance s’est encore accentuée après la dissolution. Seulement 37 projets de loi ont été déposés entre juillet 2024 et mai 2025. C’est près de 50% de moins que sur la même période pour les débuts de la précédente Assemblée, élue en 2022, et plus de 60% de moins qu’entre juin 2017 et mai 2018.
Cette forte baisse est le fruit d’une stratégie assumée du côté du gouvernement. « Ce serait mal perçu qu’on arrive avec de grands textes et qu’on demande au Parlement de les entériner », confiait récemment un conseiller de François Bayrou auprès du journal Le Monde. Pour le politologue Olivier Costa, la stratégie du Premier ministre consiste à « faire le moins de vagues possible ». « C’est le service minimum », estime ce chercheur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Selon lui, le régime politique français se retrouve dans une situation comparable aux régimes parlementaires de la IIIe et de la IVe République. « On arrive à faire voter des textes, mais à condition qu’il n’y ait pas de grand débat », explique-t-il auprès de franceinfo.
Mais cette situation suscite de plus en plus de mécontentement dans les rangs des parlementaires, à commencer par des élus du camp macroniste, qui dénoncent le manque d’ambition de l’exécutif. « Le gouvernement ne peut pas, et ne veut pas, prendre la main sur ce qui se passe au Parlement. Cela entraîne de l’immobilisme, qui profite aux extrêmes. Car le Parlement légifère, mais pour faire de grosses réformes, il faut obligatoirement un projet de loi », dénonce auprès de franceinfo la députée Prisca Thevenot, ex-ministre du gouvernement Attal et membre à l’Assemblée du groupe Ensemble pour la République (EPR).
3Un gouvernement qui préfère laisser l’initiative de la loi aux parlementaires
Le vide laissé par la disparition des grands projets de loi gouvernementaux est désormais comblé par les propositions de loi déposées par les parlementaires eux-mêmes. Depuis le début de la législature actuelle, plus de 90% des scrutins de l’Assemblée nationale ont concerné des propositions de loi.
Mais ce renversement de l’initiative législative du gouvernement vers le Parlement reste en réalité très contrôlé par l’exécutif. « Le gouvernement n’a pas perdu la main. Parce que ces propositions de loi sont pour beaucoup soit des faux nez de projets de loi que les ministres font passer via des sénateurs ou des députés, soit des textes que le gouvernement laisse sciemment être débattus au Parlement pour s’attirer les bonnes grâces de certains élus », décrypte Olivier Rozenberg. C’est ainsi que le débat sur la réforme du mode de scrutin des législatives, souhaité par François Bayrou, pourrait passer par le truchement d’une proposition de loi transpartisane portée par des députés du centre et d’autres groupes, comme le révélait récemment le média en ligne Contexte.
Cette stratégie a également pour conséquence de voir se multiplier les petits textes jugés plus anecdotiques par certains parlementaires. « C’est n’importe quoi, on est en situation de crise profonde en France, et à l’Assemblée, on discute de sujets qui n’ont rien à voir, à travers une multitude de propositions de loi », soupire ainsi le député LR des Hauts-de-Seine Jean-Didier Berger, citant un texte sur le vote par correspondance des détenus ou un autre sur la « reconnaissance de la Nation envers les rapatriés d’Indochine ». « Est-ce que c’est vraiment la priorité ? » s’interroge-t-il auprès de franceinfo.
Alors que l’exaspération monte de plus en plus chez les parlementaires, la question reste désormais de savoir jusqu’où cette méthode permettra à l’exécutif de tenir. Une chose est sûre : le gouvernement ne pourra pas se reposer sur le Parlement pour l’écriture des lois de finances pour 2026. « Le gouvernement a le monopole de la présentation des lois de finances, qui ne peuvent résulter que de l’adoption d’un projet de loi », peut-on lire sur le site de l’Assemblée nationale. Le texte, qui s’annonce explosif, devra être déposé au plus tard le 7 octobre, rappelle le quotidien Les Echos. D’ici là, le gouvernement devrait multiplier les consultations pour tenter d’éviter la censure.