La marque de « mode à petits prix », propriété de la famille Mulliez, se targue de performances record en 2024. Une bonne santé qui interroge dans un secteur du prêt-à-porter marqué par de nombreuses fermetures et liquidations.
Les mauvaises nouvelles s’accumulent dans le prêt-à-porter français. La marque de jeans Kaporal a été placée en liquidation judiciaire, samedi 29 mars, avec arrêt immédiat de l’activité, mettant 280 employés sur le carreau. Dans un secteur de l’habillement en souffrance, une enseigne tricolore affiche pourtant des résultats insolents.
Avec 640 points de vente dans le monde, dont un peu plus de la moitié en France, Kiabi a généré 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024. Devant la presse, début février, l’entreprise se vantait aussi d’une rentabilité « record », mais tenue secrète. Car au sein de la marque fondée en 1978 par la très puissante famille Mulliez, la « discrétion » est le maître mot.
Les performances de Kiabi ont de quoi faire pâlir ses concurrents sur un marché atone. En 2024, les ventes de vêtements en France n’ont connu qu’« une légère hausse de 0,1% en valeur par rapport à 2023 », observe Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode. Loin derrière la croissance à 5% de Kiabi.
Un modèle porté par la mode enfant à bas prix
La clé du succès de la marque se cache dans ses rayons bébé et enfant. Dans les allées du Kiabi Village, implanté au cœur du siège de l’entreprise en banlieue de Lille, le lot de trois bodys basiques pour 5 euros complète des ensembles pantalon et tee-shirt à moins de 10 euros. « C’est relativement à la mode, tout en étant à bon prix », juge Pauline, cadre de santé de 42 ans et mère de deux filles de 14 mois et 9 ans. De l’autre côté du magasin, qui s’étale sur 3 000 m2, Céline, aide-soignante de 39 ans, examine les jeans en promotion. Cette mère d’une fille de 11 ans fréquente l’enseigne « depuis [qu’elle est] maman ».
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« La maternité est souvent une clé d’entrée chez Kiabi, nos clients viennent chez nous en priorité pour la mode bébé« , vante le directeur général de l’entreprise, Patrick Stassi. « A peu près la moitié du magasin est dédiée à l’adulte, l’autre à l’enfant-bébé. Schématiquement, cette implantation est proportionnelle à notre chiffre d’affaires » , expose le patron, qui tait la part exacte des ventes de vêtements bébé et enfant. Ce positionnement permet à la marque d’« équilibrer » son modèle, confirme un ancien cadre dirigeant du groupe. De quoi surnager face à des « concurrents qui ont une part de vêtements pour femmes telle que, lorsque le marché du prêt-à-porter féminin est compliqué, tout bascule ».
« A la différence des adultes, qui peuvent facilement renoncer à des achats de vêtements, les enfants grandissent et les familles sont obligées de s’équiper », rappelle Noria Cung, cofondatrice du cabinet Pixis conseil et spécialiste du prêt-à-porter. La chute de la natalité en France, qui a atteint un rythme inédit depuis le milieu des années 1970, pourrait à terme menacer cet équilibre. « La déflation de naissance fait partie de notre équation économique », admet Patrick Stassi, même si, pour l’heure, « il y a encore un gros marché bébé ».
Là où plusieurs enseignes de moyenne gamme ont sombré, dans un contexte post-Covid marqué par une forte inflation, la promesse historique du slogan « La mode à petits prix » permet au groupe de tirer son épingle du jeu. « Une enseigne comme Kiabi est en résonance avec les besoins du marché », souligne Céline Pagat-Choain, associée au cabinet de conseil Kea, experte de la distribution dans la mode et le luxe. Ainsi, en 2022, en pleine hausse généralisée des prix, l’enseigne affichait une croissance de 10% de son chiffre d’affaires.
Patrick Stassi reconnaît que la crise inflationniste a contribué à « élargir »sa clientèle . « Il y a une dizaine d’années, la marque avait une base de clientèle populaire », relève un de ses anciens cadres, qui estime qu’elle attire désormais « un socle » d’acheteurs « assez diversifié ». Aujourd’hui, Kiabi décrit sa « cliente type » comme une femme de « 25 à 45 ans » qui achète « pour toute la famille ». « L’accessibilité prix doit rester fondamentale dans notre construction », plaide Patrick Stassi. L’entreprise s’est d’ailleurs engagée à ne pas gonfler ses tarifs en 2025, tout en promettant d’augmenter la qualité de ses produits, avec davantage de coton bio et de matières naturelles comme le lin. Dans le même temps, la marque affiche l’ambition de réduire de 25% ses émissions carbone d’ici à 2035.
Une production dépendante de l’Asie
L’équation paraît insoluble. La majorité des fournisseurs de Kiabi sont installés en Asie, principalement au Bangladesh, en Chine, au Cambodge ou au Pakistan, selon la liste communiquée par l’entreprise (Nouvelle fenêtre) (fichier PDF). Une production lointaine indissociable du modèle de Kiabi. « Les enseignes d’entrée de gamme doivent forcément s’adosser sur le grand import pour répondre à leur promesse d’accessibilité. C’est essentiel dans la construction de leurs prix et de leurs marges » , expose la consultante Céline Pagat-Choain.
Patrick Stassi n’y trouve pas de contradiction avec ses objectifs environnementaux. « Le transport de nos pays de production vers nos magasins ne représente que 4% de notre impact carbone, et 75% de l’impact se fait au moment de la production« , fait-il valoir. Le directeur entend agir « en priorité » sur les effets néfastes de la culture du coton et de la confection des vêtements, « en travaillant sur la traçabilité et la qualité des matières, en privilégiant les fournisseurs qui utilisent des énergies renouvelables ».
« C’est une stratégie qui nous coûte cher, on a investi des dizaines de millions d’euros. On prend un virage qui challenge notre modèle économique.
Pour que cette ambition ne se répercute pas sur les prix, Kiabi préfère tailler dans son offre, en réduisant le nombre de modèles et de coloris pour ses prochaines collections. Ce parti pris « sera visible par les clients en magasin », assure l’enseigne.
L’approvisionnement de la firme en Asie interroge aussi sur les conditions de travail de ses partenaires. Une enquête de « Cash Investigation » et Disclose (Nouvelle fenêtre) a révélé début février qu’un sous-traitant chinois de Decathlon, autre propriété des Mulliez, était soupçonné d’avoir eu recours au travail forcé des Ouïghours pour récolter du coton. Comment la marque peut-elle s’assurer que des pratiques similaires n’ont pas cours chez ses plus de 200 fournisseurs ? « Je ne peux pas vous le garantir, concède Patrick Stassi, mais on met tout en œuvre pour que ça n’arrive pas. »
Le directeur général argue que ses fournisseurs sont tous régulièrement audités par des équipes internes et des cabinets externes et soumis à des « prélèvements aléatoires » sur les produits, notamment pour contrôler qu’ils ne s’approvisionnent pas en coton issu de la province chinoise du Xinjiang, où vit la minorité ouïghoure, persécutée par Pékin.
Seconde main, linge de maison et bar à ongles
Pour tenir ses promesses environnementales, Kiabi vante aussi le déploiement de la seconde main en magasin et en ligne. Reste qu’en 2023, ces articles ne représentaient que 0,5% de ses ventes, une goutte d’eau parmi les millions d’articles neufs commercialisés chaque année. Mais l’entreprise y voit un axe de développement, face à des plateformes comme Vinted, qui grignotent les parts de marché du secteur de l’habillement.
Cette nouvelle offre s’inscrit dans une stratégie de « diversification ». Retouches, réservation d’articles en ligne pour les essayer en magasin, location de vêtements… Kiabi multiplie les nouveaux services pour capter d’autres sources de croissance. « L’adaptation passe par la transformation de nos lieux de vente pour proposer une expérience shopping attrayante », développe Patrick Stassi.
Son Kiabi Village a d’ailleurs été pensé comme « un laboratoire » pour tester de nouvelles offres. Les clients y trouvent la gamme de linge de maison lancée à l’automne, un stand de broderie et des ateliers sur le sommeil des nouveau-nés. Certains services ne rencontrent cependant pas leur public : le bar à ongles ouvert au cœur du rayon femme a rapidement fermé.
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« C’est une bonne chose que l’entreprise se transforme, mais on nous en demande de plus en plus », met en garde Murielle Woldrich, vendeuse depuis plus de 30 ans chez Kiabi. Même si « les pliages sur les tables ont été simplifiés pour gagner du temps », la déléguée centrale CGT observe que « les salariés galèrent de plus en plus en magasin », avec un fonctionnement à « flux tendu ». La charge de travail était d’ailleurs l’un des motifs d’un appel à la grève en décembre. La direction assure y être attentive. Pour soulager les employés qui exercent un « métier physique et contraignant », le directeur général dit travailler à des solutions de « simplification de la vie en magasin », notamment en facilitant la réception des marchandises ou en automatisant l’encaissement.
Une enquête de L’Humanité (Nouvelle fenêtre) a par ailleurs dévoilé en janvier que plus de 200 salariés, en majorité des agents de maîtrise, s’étaient vus proposer une rétrogradation au poste de vendeur, en vertu d’un accord de performance négocié en juin 2024. Selon le journal, « plus de 150 salariés auraient préféré se faire licencier plutôt que de redescendre dans la hiérarchie ». Devant la presse, le directeur des ressources humaines du groupe a assuré, sans confirmer les chiffres, que les départs s’étaient déroulés dans le cadre d’une « rupture conventionnelle collective » et que la « moitié » des collaborateurs concernés avaient « souhaité continuer à travailler dans la durée » avec Kiabi. Le responsable a souligné que ce « changement de métier »n’impliquait « aucune perte de rémunération ». Les syndicats dénoncent toutefois des modulations du temps de travail et une rétrogradation destinée à « faire partir » des cadres.
« Les années qui suivent peuvent ne pas se ressembler »
En parallèle, Kiabi poursuit son expansion internationale. La marque nordiste a essaimé dans 33 pays, en Europe, au Maghreb, en Afrique de l’Ouest, au Moyen-Orient ou encore en Amérique du Sud. Le groupe compte ouvrir une trentaine de nouvelles boutiques à l’étranger en 2025, dont une partie dans « quatre ou cinq » nouveaux territoires qu’il refuse de dévoiler, « par discrétion » toujours. « Ne pas avoir toutes ses parts en France permet de mieux gérer les risques » en cas de turbulences sur le marché intérieur, analyse un ancien dirigeant de l’entreprise.
En France, une « vingtaine » de magasins supplémentaires doivent être inaugurés d’ici à 2027, en grande majorité en périphérie des villes moyennes.
« Les familles avec enfants sont rarement en centre-ville : elles vont faire leurs courses dans les grands supermarchés. L’implantation de Kiabi dans les zones d’activité commerciale est en cohérence avec leur cible.
Cette approche permet aussi à Kiabi de profiter de « grands espaces d’au minimum 1 000 m2 », « pour valoriser son offre pour toute la famille », sans s’acquitter de loyers comparables à ceux d’enseignes concurrentes installées dans les grandes villes, relève Noria Cung. « Même si on a quelques magasins en centre-ville, notre stratégie n’est pas d’ouvrir un grand magasin amiral sur l’avenue des Champs-Elysées », confirme Patrick Stassi.
Pour soutenir son développement, l’enseigne peut s’appuyer sur son appartenance à la galaxie Mulliez (Auchan, Decathlon, Leroy Merlin, Norauto…). « Le groupe peut être une force et un facteur de solidité, avance Gildas Minvielle. « Même si rien n’est définitif », tempère l’expert, rappelant le démantèlement du groupe Vivarte (La Halle, Minelli, André…), à la fin des années 2010. « On n’est pas sous pression d’un fonds d’investissement qui voudra nous revendre dans les deux ans », loue pour sa part Patrick Stassi. L’actionnariat familial permet « de faire des tests et de nous tromper, de traverser les vents favorables et les vents défavorables », veut croire le directeur général.
Des vents défavorables, Kiabi en a récemment connu. Une ancienne trésorière, soupçonnée d’avoir détourné 100 millions d’euros, a été mise en examen à l’été 2024. Peu diserte sur le sujet, la direction certifie que cette fraude n’a pas eu de répercussions sur ses performances. Pour le reste, l’entreprise se veut « optimiste » sur l’avenir, mais sans se croire immunisée contre les tumultes qui ébranlent la filière. « Les années qui suivent peuvent ne pas se ressembler : on peut rater une collection, être pénalisés par des événements géopolitiques… », liste Patrick Stassi. « Un pied sur l’accélérateur, l’autre sur le frein », Kiabi compte avancer avec « prudence ».