Le long de la route qui traverse la ville de Dembéni, dans le centre-est de Grande-Terre, la principale île de Mayotte, une vingtaine de vendeuses de fruits et légumes ont disposé avec soin leurs marchandises, en petits tas réguliers sur des tables en plastique, lundi 26 mai. Mais certains de ces étals informels, que l’on retrouve partout sur l’île, ont changé. « Il n’y a plus de fruits à pain, ni de goyaves ou de papayes », liste Chibaco. Le cyclone Chido, qui a durement touché Mayotte le 14 décembre, a détruit la quasi-totalité de ces cultures typiques de l’archipel. A leur place, la vendeuse a disposé une pile de carottes et de pommes de terre importées. « On a commencé à replanter, mais on doit encore attendre…, s’impatiente la trentenaire. Alors, on mange des pommes de terre, même si on préfère le fruit à pain. »
Derrière ces petits bouleversements dans les sacs de courses des Mahorais – de plus en plus remplis de fruits, de légumes, de poisson et de viande venus d’ailleurs – se cache une menace bien réelle pour le 101e département français. Celle de la perte de sa souveraineté alimentaire et d’une partie de sa culture. Un risque identifié depuis de longues années sur cet archipel fertile qui doit faire face à un accroissement de la population très fort avec des exploitations agricoles clairsemées et peu mécanisées. Mais l’anéantissement provoqué par le cyclone Chido a remis le sujet au centre de la table des Mahorais.
Le jardin mahorais dévasté
Après avoir quitté la route principale et marché une vingtaine de minutes dans les hautes herbes, on devine une exploitation agricole, encerclée de troncs d’arbres sans branches. « Avec Chido, tout a été effacé », soupire Ben M’sa sous sa casquette. Il cultivait ici une multitude d’espèces typiques du jardin mahorais, un modèle de polyculture que présente Mayotte Hebdo. « Le manioc, tout est parti. Les bananes, tout est parti… », liste l’agriculteur, serpe à la main.
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Pas de quoi lui faire baisser les bras pour autant. Ben M’sa compte faire revivre ces terres, cultivées par son père et son grand-père avant lui. « Il faut que j’achète des plants de manioc. Mais ils vont être à quel prix ? Dix euros ? Vingt euros ? Et les plants de banane ? Avant, c’était deux ou trois euros », s’inquiète-t-il, alors que des agents du département viennent lui rendre visite.
« On a besoin du marché et du troc à Mayotte. C’est important pour la cohésion sociale. Avec les importations et les supermarchés, où est la convivialité ? »
Ben M’sa, agriculteur
Carnet et crayon à la main, les fonctionnaires partagent le constat de l’agriculteur. « On a une habitude alimentaire ici : c’est le manioc et la banane ! Aujourd’hui, les gens en sont réduits à manger des conserves et du riz qui viennent de l’extérieur », analyse un agent de développement.
Les bananiers revivent
En cette fin du mois de mai, qui marque aussi la fin de la saison des pluies, les services de l’Etat continuent de faire le tour des exploitations pour accompagner les agriculteurs. Près de six mois après le passage du cyclone, l’étendue des travaux reste immense, mais quelques espèces typiques de l’île pourraient revoir le jour plus rapidement. C’est le cas des bananiers, qui sortent à nouveau de terre.
Cette plante a une particularité bien utile pour survivre aux catastrophes naturelles. « Ce n’est pas un arbre, c’est un rhizome ; quand vous le coupez, le bananier peut repartir, car le bourgeon est au ras du sol », explique Joël Huat, chercheur agronome au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et chef de projet à Mayotte. « On aura de nouveaux des régimes de bananes d’ici à la fin de l’année », se félicite-t-il. Idem pour le manioc, une autre plante annuelle, « dont le potentiel semencier est au niveau du sol », complète le chercheur.
Pour d’autres espèces, la perspective sera bien plus lointaine. « Les arbres ont perdu leurs bras et ça ne se reconstruit pas en un an », explique Joël Huat. D’autant que l’attente pourrait aussi venir du manque de matériel agricole, déjà peu développé sur l’île.
La pêche prend l’eau
Au bord du lagon de Mayotte, c’est l’état de la pêche mahoraise que les bateaux retournés illustrent. « Avec Chido, les navires ont été complètement détruits »,explique Régis Masséaux, président du syndicat maritime des pêcheurs professionnels mahorais. Dans sa poissonnerie bleue et blanche – une institution sur l’île – le thon et l’espadon des côtes mahoraises ont dû être remplacés par des importations de Madagascar et de La Réunion depuis que sa flotte a été détruite.
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L’hécatombe concerne aussi la pêche informelle, qui est largement pratiquée autour de l’île à l’aide de frêles barques en bois et qui alimente habituellement de nombreux habitants. Sur ces bateaux, les pêcheurs sont rarement formés et les normes de sécurité, peu respectées. La catastrophe pourrait permettre à la filière d’enfin se structurer, veut croire Régis Masséaux. Mais pas n’importe comment. « Je demande à l’Etat de ne pas ouvrir les portes de la pêche mahoraise aux grosses entreprises extérieures », martèle-t-il.
« Derrière les catastrophes, il y a des opportunistes. Certains lorgnent déjà sur les eaux territoriales de Mayotte, mais nous n’en voulons pas. »
Régis Masséaux, président du syndicat maritime des pêcheurs professionnels mahorais
Pour arriver à sortir la tête de l’eau, le représentant des pêcheurs enjoint aux pouvoirs publics de reconstruire au plus vite les pontons de pêche nécessaires à la reprise de l’activité. Six mois après le cyclone, certains sont encore endommagés et seules quelques rares embarcations ont repris la mer.
« Nous devons respecter notre culture »
Un coup dur pour une île engagée depuis plusieurs années dans un plan de souveraineté alimentaire ambitieux (PDF). Son objectif : couvrir 100% des besoins en fruits et 90 à 100% des besoins en légumes de l’île à l’horizon 2030. « Ce plan a pris un grand coup. Il va être décalé d’au moins un an », estime Joël Huat, qui effectue régulièrement des missions à Mayotte auprès des agriculteurs. Si la reconstruction des exploitations agricoles est encore « timide », selon le chercheur, tous les acteurs « se retroussent les manches » pour avancer.
Pouvoirs publics, syndicats et associations veulent tous relancer la machine agricole de l’île. « La distribution alimentaire, c’est très ponctuel, il faut tout de suite penser à comment reprendre une vie normale », explique Christian Causse, membre du bureau national du Secours populaire français, qui s’est rendu plusieurs fois à Mayotte, la valise pleine de semences. Comme l’ensemble des associations environnementales, il alerte aussi sur l’importance de conserver le modèle diversifié du jardin mahorais et de ne pas tomber dans la monoculture.
Un avis partagé par Fouad Ali, agriculteur dans le nord de Grande-Terre. « Nous devons retrouver notre culture et respecter notre territoire », martèle-t-il. Sur son terrain, presque tous les arbres ont été détruits par Chido. Mais le président local du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) a déjà commencé à replanter des espèces typiques de Mayotte. Un chantier prioritaire selon lui, avant les grands projets d’infrastructures déjà annoncés par les autorités. « On nous parle d’un nouvel aéroport alors que l’on n’a pas encore reconstruit l’agriculture et la pêche », souffle-t-il. Avant d’ajouter : « Notre terre est très fertile, il y a beaucoup de poissons. Nous ne devrions pas avoir peur. »