La leçon de cadrage du peintre norvégien Christian Krohg au musée d'Orsay
La leçon de cadrage du peintre norvégien Christian Krohg au musée d'Orsay

La leçon de cadrage du peintre norvégien Christian Krohg au musée d’Orsay

28.03.2025
6 min de lecture

L’ancienne gare parisienne accueille la première exposition dédiée en France à cet artiste du XIXe siècle également écrivain et journaliste. Une découverte et un vrai coup de cœur.

Cela semble presque incroyable, mais cette rétrospective intituléeChristian Krohg. Le Peuple du nord, au musée d’Orsay jusqu’au 27 juillet, est la première consacrée à l’artiste en dehors des pays scandinaves. Il est pourtant considéré comme un peintre majeur en Norvège où Edvard Munch fut son élève. « Il était temps« , résume Vibeke Waallann Hansen, commissaire de l’exposition et conservatrice au Musée national d’Oslo. Cette institution prête 22 des 69 tableaux de Krohg que compte sa collection, un ratio énorme.

Né en 1852, mort en 1925, l’artiste gagne à être connu si l’on en juge par la qualité des toiles réunies à Paris. Il fait partie d’un mouvement d’avant-garde baptisé « la percée moderne », impulsé à partir de 1871 par son ami, le critique danois Georg Brandes. Loin du romantisme, courant dominant à l’époque, Krohg va s’intéresser à la population misérable des grandes villes, aux conditions de vie des marins ou encore des femmes. Comme son compatriote, le dramaturge Henrik Ibsen, il transpose dans ses œuvres les questions sociales et politiques de son temps. Sur son premier autoportrait, présenté au début de l’exposition, le peintre a 34 ans. Il pose avec sa palette, ses pinceaux et son béret, peut-être un clin d’œil aux couvre-chefs que portait Rembrandt. 

Christian Krohg (1852-1925), "Autoportrait au béret", 1883, huile sur toile, 47,5x36 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET / BORRE HOSTLAND)
Christian Krohg (1852-1925), « Autoportrait au béret », 1883, huile sur toile, 47,5×36 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET / BORRE HOSTLAND)

Krohg se forme au dessin et à la peinture en voyageant en Europe. Il séjourne notamment en Allemagne, à Karlsruhe puis à Berlin où il fréquente les milieux anarchistes et socialistes. À partir de 1879, il rejoint à plusieurs reprises la colonie d’artistes de Skagen au nord du Danemark. Il se rend aussi à Paris et Grez-sur-Loing en 1881 et 1882. Krohg court les salons de peinture et les expositions et découvre, entre autres, les tableaux de Manet, de Courbet et de Caillebotte. Le peintre reviendra vivre en France de 1901 à 1909, mais c’est à Kristiana [rebaptisée Oslo en 1925] qu’il travaillera le plus longtemps.

L’influence des impressionnistes dans son travail saute aux yeux, notamment en matière de cadrage. « Tout est une question de cadrage« , dira-t-il d’ailleurs. « Il y a vraiment chez lui cette idée de cadrer les œuvres de manière moderne pour créer une relation particulière avec le spectateur », explique Servane Dargnies-de Vitry, la co-commissaire de l’exposition. « L’autre mot-clé de son art est l’empathie, il essaie d’atteindre le spectateur pour lui transmettre une émotion. » On retrouve le regard direct vers le spectateur, procédé apprécié par Manet, dans son Autoportrait au béret.

Hommage aux marins

Entièrement composée de marines, la deuxième salle de l’exposition est proprement éblouissante. Elle s’ouvre sur le regard du premier marin que Krohg ait pris pour modèle, une toile exposée au Salon de Paris dès 1882. « C’est comme une caméra embarquée, raconte la commissaire. On a l’impression d’être sur le pont du navire et de suivre la manœuvre donnée par le marin. » Le peintre va décrire l’âpreté des conditions de vie des marins-pêcheurs, motif qui le passionnera tout au long de sa vie.

La manière dont il restitue la lumière sur ses toiles ainsi que sa touche, très libre, impressionnent. « Pour ce qui est de l’étude expérimentale de la lumière, écrira le critique Andreas Aubert, Krohg est sans aucun doute le meilleur des artistes nordiques contemporains. Même d’un point de vue français, il est à l’avant-garde ». Le musée d’Orsay s’amuse à présenter son pastiche du fameux tableau de Caillebotte, Partie de bateau, un trésor national qui a intégré ses collections en janvier 2023.

Christian Krohg (1852-1925), "La Barre sous le vent", 1882, huile sur toile, 50x60 cm, Oslo, Nasjonalmuseet. (NASJONALMUSEET / JAQUES LATHION)
Christian Krohg (1852-1925), « La Barre sous le vent », 1882, huile sur toile, 50×60 cm, Oslo, Nasjonalmuseet. (NASJONALMUSEET / JAQUES LATHION)

Une grande toile baptisée Le Haut-fond exprime la dangerosité de la mer. Très audacieux, le cadrage du tableau Un homme à la mer montre un homme de dos qui se précipite pour lancer une bouée à un naufragé invisible, situé hors champs. Le but est, là encore, d’embarquer le spectateur dans l’image, comme si la peinture était un instantané.

Le tableau choisi pour illustrer l’affiche de l’exposition s’intitule La Barre sous le vent. Christian Krohg a peint plusieurs versions ultérieures de cette toile où l’on découvre, à droite de l’homme en ciré jaune, un gigantesque paquebot menaçant sa frêle embarcation. Le format resserré choisi par le peintre donne une tension subliminale au tableau. Le danger est hors champs, mais perceptible dans les gestes et le regard du marin. Une leçon de cadrage.

L’amour libre

S’exerçant sur ses amis de la Bohème de Kristiana, Christian Krohg est également un grand portraitiste. Plusieurs toiles présentées dans l’exposition en témoignent, mais l’une d’elles, datée de 1888, surpasse les autres. Elle représente Oda Lasson, celle qui deviendra peu de temps après sa femme puis la mère de ses deux enfants. Modèle et peintre, elle aussi, cette femme libre multiplie les liaisons après un premier mariage raté. Ses mœurs scandalisent la haute société dont elle est issue.

« Il s’agit d’une toile radicale pour l’époque, si on la compare aux autres portraits, plus traditionnels qui l’entourent« , détaille Vibeke Waallann Hansen du Musée national d’Oslo. « Elle porte une chemise rouge toute simple, elle n’est pas apprêtée. Comme si elle sortait de son atelier ou de sa cuisine, ajoute-t-elle en riant. Elle est naturelle et on voit qu’elle a confiance en elle. » La modernité du tableau saute aux yeux. Cette femme donne envie de lui rendre son sourire.

Christian Krohg, "Portrait de la peintre Oda Krohg", 1888, huile sur toile, 86,4x68,8 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET BORRE HOSTLAND)
Christian Krohg, « Portrait de la peintre Oda Krohg », 1888, huile sur toile, 86,4×68,8 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET BORRE HOSTLAND)

Viennent ensuite des toiles plus politiques qui ont fait la réputation de Christian Krohg. Un historien de l’art de l’époque écrit : « Krohg est la forme dominante de notre extrême gauche radicale sociale. » Il choque le public très bourgeois des expositions, plus habitué aux paysages romantiques. Ses tableaux parlant de pauvreté, de maladie, de prostitution bousculent et marquent les esprits.

L’un des plus connus, La Jeune fille malade, peint en 1881, représente une enfant mourante atteinte de tuberculose. Une rose sur ses genoux suggère la fugacité de la vie, Krohg ayant lui-même perdu une sœur. Cette toile inspirera le peintre Munch, son élève, pour sa célèbre série intitulée L’Enfant malade. L’auteur du Cri dit de Krohg qu’il est « le seul peintre capable de descendre de son trône et d’éprouver de la compassion sincère pour ses modèles« .

Des tableaux manifestes

Dans une conférence donnée en 1888, Krohg expliquait à ses élèves : « Vous devez peindre de manière à toucher, émouvoir, scandaliser ou séduire le public, par ce qui vous a vous-mêmes émus, scandalisés ou réjouis. » Son mantra. Dans La Lutte pour l’existence, très haute toile naturaliste dont il a emprunté le titre à Charles Darwin, il critique une société compétitive incapable de s’occuper des plus faibles. Il peint un groupe de misérables se disputant âprement un bout de pain, une scène qu’il a sans doute observée dans la rue et qui reste criante d’actualité.

Autre toile aux allures de manifeste : Albertine. Krohg reprend le titre du roman qu’il a publié en 1886 : la triste histoire d’une ouvrière violée et forcée de se prostituer pour survivre. Ce roman à la Zola est saisi par la police pour atteinte aux bonnes mœurs. Le peintre se défend en réalisant cette toile immense de plus de 2 mètres sur 3 et va jusqu’à engager des prostituées comme modèles. Rares sont les œuvres d’art ayant suscité un tel débat en Scandinavie, dévoilant les coulisses sordides de la société norvégienne de l’époque.

Christian Krohg, "Albertine dans la salle d'attente du médecin de la police", 1885-1887, huile sur toile, 210x325,4 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET BORRE HOSTLAND)
Christian Krohg, « Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police », 1885-1887, huile sur toile, 210×325,4 cm, Nasjonalmuseet, Oslo. (NASJONALMUSEEET BORRE HOSTLAND)

À l’opposé de cette violence sociale, les toiles présentées dans la dernière section de l’exposition débordent d’une immense douceur. Peintre humaniste, Christian Krohg excelle dans la figuration de scènes intimes. Comme si, pour peindre, il s’était installé sans se faire voir dans un petit coin de la pièce. On retrouve les pêcheurs qu’il affectionne dans leurs maisons, avec leurs proches, et des représentations de sa propre famille.

Le Norvégien révèle des liens invisibles, le soin et l’attention que peuvent s’apporter les gens qui s’aiment. L’une de ses toiles les plus touchantes [à découvrir en haut de cet article] montre une maman qui s’est endormie en berçant son enfant. Couleurs, composition du tableau, lumière… une pure splendeur.

Dernières nouvelles

À NE PAS MANQUER