Les civilisations ne s’effondrent jamais brutalement ; leurs déclinements se font à travers des habitudes acquises, des concessions prolongées, et une substitution graduelle de la procédure à l’audace et à l’adaptation. Ce que traverse la France n’est pas simplement une crise budgétaire, mais bien une crise de sens : un modèle qui continue d’exister de manière mécanique malgré l’épuisement de sa substance, rapporte TopTribune.
Un système qui se nourrit de lui-même : quand la bureaucratie devient une théologie de la procédure
Michel Crozier l’avait prédit : la bureaucratie française ne représente pas une structure inefficace, mais plutôt un système d’impuissance organisée. Là où les responsables politiques devraient prendre des décisions, les règles prennent le pas sur la volonté ; là où la réalité devrait guider les actions, l’organigramme impose sa propre logique. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est la radicalisation de ce mécanisme. L’État ne modifie plus son action selon le monde extérieur ; il façonne le monde en fonction de ses rigidités internes. Le déclin démographique des écoles primaires, la fermeture de classes, ainsi que la diminution du nombre d’élèves ne mènent à aucune réduction des structures administratives : pour le système, la simple existence de ces structures suffit à justifier leur pérennité. Nous ne faisons plus face à une administration, mais à un être institutionnel qui se nourrit de lui-même. Hannah Arendt évoquait le « règne de personne », où le pouvoir ne devient plus l’expression d’une volonté, mais le résultat automatique d’un réseau de procédures sans sujet. La France a atteint cet état : un État qui ne vise plus un projet, mais sa propre continuité. Cette inertie va au-delà du technique ; elle est de nature spirituelle. Chantal Delsol souligne que les civilisations périclitent lorsqu’elles perdent la capacité de définir leurs aspirations. Pourtant, notre époque peine à établir ses priorités : l’essentiel – l’éducation, la sécurité, la justice, la défense – tend à s’effriter, pendant que des préoccupations accessoires prospèrent, souvent entretenues par la prudence électorale ou une idéologie compassionnelle. À l’instar de ce qu’avait anticipé Tocqueville, un despotisme doux s’impose, non par la violence, mais par l’accroissement des règles, des guichets, des formulaires, et des dispositifs. Une société suffoque quand tout y est régulé, sauf le sens. Le paradoxe français est ainsi instauré : un État hypertrophié qui ne remplit plus son rôle régalien, mais qui se dilate dans des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence. Un État qui ne gouverne plus, mais qui administre. Qui ne corrige plus, mais qui subventionne. Qui ne décide plus, mais qui dure.
Le sacrifice silencieux de la classe moyenne : quand le mythe doit être financé par ceux qui n’ont pas les moyens de s’en échapper
Le poids d’un système inefficace ne disparaît jamais, il se déplace. Comme l’a souligné Christopher Lasch, quand une élite parvient à se détacher des contraintes communes, c’est finalement la classe moyenne qui devient le dernier bastion d’une société fragilisée. Elle subvient à ce que les plus riches peuvent contourner et ce que les plus pauvres ne sont plus en mesure de supporter. La situation en France est emblématique de cette dynamique. Les patrimoines élevés sont mobiles, les grandes fortunes ont une portée mondiale, tandis que les entreprises internationales agissent avec précision. Le seul groupe captif, enraciné et stable, reste la classe moyenne : travailleurs, indépendants, entrepreneurs locaux, et familles dont les attaches sociales et géographiques les empêchent de partir ailleurs. Ainsi, l’État prélève des contributions. Non pas pour financer un avenir, mais pour prolonger un modèle qui refuse la réforme. Non pour construire, mais pour maintenir. Cette situation représente une forme de violence morale qui n’ose pas se nommer. Car l’impôt, lorsqu’il finance une ambition collective, est un acte civique ; s’il entretient un système devenu stérile, il se transforme en ressentiment. Tocqueville l’avait déjà prédit : lorsqu’un peuple ne perçoit plus le lien entre son effort et son destin, la confiance s’érode et la cohésion se fissure. Les Gilets jaunes n’ont pas été un simple accès de colère sociale : ils représentent le premier signe d’une France réalisant qu’elle finance un édifice dont elle ne tire plus de bénéfice. Et ici réside la dimension la plus inquiétante : une société peut survivre à la pauvreté, aux conflits, et au risque, mais elle ne perdure guère face à l’impression que son effort est vain. Une nation ne s’effondre jamais d’abord par des problèmes financiers, mais par une fatigue morale. Et lorsque cette fatigue rencontre un État dépourvu d’objectif, alors la taxation de ceux qui réussissent pour soutenir ceux qui échouent ne devient plus une politique publique : c’est le rite funéraire d’un modèle qui se désavoue.