« J’étais restauratrice, je suis devenue businesswoman » : comment « Top Chef » a révolutionné le monde de la cuisine en France
« J’étais restauratrice, je suis devenue businesswoman » : comment « Top Chef » a révolutionné le monde de la cuisine en France

« J’étais restauratrice, je suis devenue businesswoman » : comment « Top Chef » a révolutionné le monde de la cuisine en France

26.03.2025
10 min de lecture

Le concours culinaire de M6, dont la saison 16 est lancée mercredi soir, a mis en ébullition le milieu de la gastronomie en faisant des chefs des personnalités médiatiques, même après un passage éclair.

Ils sont moins de 250 candidats au total à avoir levé les bras, à l’issue d’une épreuve, au moment où l’animateur Stéphane Rotenberg leur intime de le faire. Pour reprendre le slogan de la chaîne M6, qui diffuse le premier numéro de la saison 16 mercredi 26 mars, « Top Chef » n’est pourtant plus le petit concours qui monte, mais désormais une institution reconnue dans le monde de la gastronomie. Pour preuve, le partenariat noué cette année avec le guide Michelin pour allouer d’office une étoile au vainqueur de ce marathon télévisuel de trois mois. Depuis 2010, l’émission a changé de statut et entraîné dans son sillage des cuisiniers passés des sous-sols de leur brigade à la lumière des projecteurs.

Il paraît loin le temps où les candidats débarquaient dans les studios sans savoir à quelle sauce ils allaient être mangés. « On ne mesurait absolument pas l’impact », se remémore Romain Tischenko, lauréat en 2010 de la première saison, démarché par la production comme l’ensemble du casting d’alors. Désormais, des milliers de cuistots envoient chaque année leur CV à M6 et quelques étoiles montantes de la boustifaille se font courtiser. Le simple fait d’apparaître sur la ligne de départ de l’émission constitue une victoire. « Je voulais sauver mon resto, situé près de la place de la République, qui avait souffert des attentats de 2015 et des manifestations à répétition des ‘gilets jaunes' », confie Vincent Crépel, quart de finaliste en 2018. « J’avais besoin de grandir », reconnaît de son côté Jordan Yuste, du cru 2020, qui ne se sentait « pas légitime » avec ses deux ans derrière les fourneaux et un CAP de cuisine bricolé en six mois en reconversion, après des années sous les drapeaux. Il faut dire que le gros des troupes qui enfilent le mythique tablier de l’émission est passé par les plus grandes maisons (Bocuse, restaurants étoilés, palaces parisiens) ou a fait les meilleures écoles (Ferrandi), à 25 000 euros l’année d’apprentissage.

Un peu plus qu’un concours de cuisine

Devant les caméras, en réinventant la blanquette de veau en sorbet, les candidats ne jouent pas uniquement une place la semaine suivante. Mais leur carrière. « Il faut être malin, réussir à être efficace et percutant dans une émission où on voit une dizaine de personnes en deux heures, résume Jean Covillault, candidat auvergnat pas avare de punchlines qui en ont fait un chouchou de l’édition 2023. Les vrais jurés, ce ne sont pas les chefs, mais les téléspectateurs. Ce sont eux qui remplissent les restos après l’émission. » Selon lui, le programme « met en lumière les cuisiniers plus que la cuisine ». Une cuisine « télévisuelle », où la forme l’emporte sur le fond, raconte encore celui qui a bazardé toutes ses fiches et son bachotage la veille du premier jour de tournage pour laisser libre cours à sa créativité.

Le chef Jean Covillault dans son restaurant éphémère anti-gaspi Des restes, à Paris, le 13 décembre 2024. (MAXIME DUCHER / MAXPPP)
Le chef Jean Covillault dans son restaurant éphémère anti-gaspi Des restes, à Paris, le 13 décembre 2024. (MAXIME DUCHER / MAXPPP)

« Au début, l’émission était diffusée le lundi, jour de relâche dans nombre de restos, et s’adressait donc aussi aux professionnels », souligne Thibaud Erard-Penguilly, éphémère candidat de la saison 9. Dans cette optique, ce Breton arborait un immense triskell bleu sur sa veste, détonnant avec le style sobre des tenues de l’émission. « Je ne l’ai pas fait faire exprès pour l’émission, je le portais déjà en cuisine avant », se défend-il. Et ça marche, raconte celui qui avait déjà le projet de lancer son resto en Bretagne après avoir fait ses classes à Paris. « Je posais encore mon placo que le Gault et Millau et le Michelin passaient un coup de fil pour venir goûter ma cuisine, sourit-il. En temps normal, ces guides auraient mis plusieurs années à venir dans mon village reculé. »

« Je ne suis pas Brad Pitt »

L’effet « Top Chef », c’est du brutal. « Mon nom était à peine apparu au générique que le téléphone n’arrêtait pas de sonner au restaurant, se souvient Vincent Crépel. On venait me voir : ‘Chef, on est complet pour les quatre prochaines semaines’, ‘Chef, on doit refuser du monde’… On a eu 250 réservations en une soirée. » Chamboulement général pour ceux qui se cachent le plus souvent derrière leur plat signature. « Ma saison a été diffusée en plein Covid, raconte Justine Piluso, charismatique candidate en 2020. Quand je sortais, je mettais une casquette, des lunettes de soleil et un masque. Mais les gens me reconnaissaient quand même ! » Vous avez dit « envahissant » ? « J’étais en boîte de nuit sur la Côte d’Azur, le DJ a interrompu la musique pour crier au micro ‘Noémie de ‘Top Chef’ est parmi nous ce sooooiiiiir !' », se rémémore, un peu secouée, Noémie Honiat, finaliste de l’émission en 2014. Le quart d’heure de célébrité warholien se prolonge un peu trop au goût de certains : « La moitié des gens qui réservaient dans mon resto voulaient surtout faire une photo avec moi, raconte Jordan Yuste, qui s’en remet à peine et dont l’établissement sétois a affiché complet pendant huit mois. Je m’exécutais, mais je leur disais aussi : ‘Je ne suis pas Brad Pitt !' »

La cheffe Justine Piluso dans les cuisines du restaurant qu'elle dirigeait à Monaco, le 17 décembre 2021. (DYLAN MEIFFRET / NICE MATIN / MAXPPP)
La cheffe Justine Piluso dans les cuisines du restaurant qu’elle dirigeait à Monaco, le 17 décembre 2021. (DYLAN MEIFFRET / NICE MATIN / MAXPPP)

Même un passage éclair dans l’émission suffit pour changer de vie. « Les banques faisaient n’importe quoi, sourit Ruben Sarfati, l’un des pionniers de la première saison. Je revois encore le moment où mon banquier, un ancien rugbyman, me demande le business plan du resto que je voulais ouvrir. » D’habitude, quand les gens qui font 120 kg parlent, ceux qui font 60 kg les écoutent, pour paraphraser Michel Audiard. Pas si le gringalet a fait « Top Chef ». « Je fais mine de chercher dans mon ordinateur, en fait j’improvise un texte en trois minutes. Et le lendemain, j’obtiens une réponse positive. » Son établissement fera faillite au bout de deux ans. « J’étais trop jeune, pas assez encadré », analyse-t-il. D’autres ont bâti de véritables empires : Jean Imbert, l’une des figures les plus connues issues de l’émission, chapeaute neuf restaurants, du Plaza Athénée de Paris à d’autres établissements à Dubaï, au Mont-Saint-Michel ou tout récemment à Disneyland Paris. « Il y a pratiquement mille personnes qui travaillent pour moi », a-t-il confié au Parisien(Nouvelle fenêtre)

La révolution Adrien Cachot

Au fil des années, le concours est devenu un label de qualité, adoubé par toute la profession. A commencer par les chefs étoilés qui accompagnent chaque année les candidats, de Philippe Etchebest à Hélène Darroze, et ceux qui interviennent sur une épreuve particulière, comme Yannick Alléno ou Christopher Coutanceau. « C’est devenu la fashion week de la cuisine », lance de façon imagée Justine Piluso, qui continue à suivre l’émission pour rester à la page « des techniques culinaires, des tendances, des nouveaux ustensiles ». Le tout saupoudré d’un soupçon d’espionnage industriel, quand les chefs invités dévoilent les recettes des plats qui leur ont valu leurs macarons.

Le concours, un temps corseté par des candidats très proprets et un peu lisses, s’est ouvert à de nouveaux profils après l’irruption de l’Ocni (objet culinaire non identifié) Adrien Cachot dans le cœur de (presque) tous les fans du programme. L’iconoclaste chef, dont les goûts atypiques ont entraîné le record historique de la recherche « fraise de veau »(Nouvelle fenêtre) sur Google et réintroduit le flambadou dans l’imaginaire collectif, avait pourtant été recalé deux fois.

« Il venait en pyjama aux sélections et il n’ouvrait pas la bouche », sourit Baptiste Aubour, consultant sur l’émission, qui a un temps été son agent. « Lors de la réunion préparatoire avant le début de l’émission, le type de la prod nous avait dit ‘faites du Adrien' », se souvient Jean Covillault, sélectionné au casting quatre ans plus tard. « Après lui, l’émission a pu s’ouvrir à des profils que j’appelle ‘chien de la casse’, comme Valentin Raffali, moins techniques et plus créatifs, souligne Baptiste Aubour. Quand, en face, certains sont quasiment devenus l’incarnation du CNRS de la cuisine avec une approche ultra-technique, quasi scientifique. »

Cette célébrité express peut attiser rancœurs et jalousies. « On m’appelait ‘la coriandre’ sur les réseaux sociaux, grince Justine Piluso. Avec en sous-texte, soit tu l’aimes, soit tu l’aimes pas. » Thomas Letourneur, présenté comme le beau gosse ténébreux de la saison 8, se rappelle avoir reçu « des messages privés on va dire… farfelus » de téléspectateurs plus alléchés par sa plastique que par sa cuisine. Vincent Crépel se souvient, lui, d’un coup de fil dans son restaurant un soir où l’émission était diffusée : « Au bout du fil, des gens qui me lancent : ‘Quand est-ce que tu te casses ? On t’a assez vu dans ‘Top Chef’ ! » 

(Presque) comme des footballeurs

« ‘Top Chef’ a accéléré la starification de la figure du chef », poursuit Jordan Yuste, le « Brad Pitt sétois ». Nombre de candidats de l’émission sont devenus à leur tour des visages du petit écran. Outre Stéphanie Le Quellec, victorieuse de la saison 2 et jurée depuis la saison 15, Mory Sacko s’est vu confier une émission sur France 3 et Alexia Duchêne (saison 10), sur Canal +. Outre-Quiévrain, Julien Lapraille (saison 5) a endossé le costume de cuisinier cathodique, « comme les Miss Belgique finissent à la météo ». Avec un succès certain : « Au début, j’ai fait un test, puis on m’a confié cinq émissions. Puis dix…. L’année où j’ai changé de chaîne, de RTL-TVi à la RTBF, c’était le transfert média de l’année ! »

Exposition décuplée, profils variés, candidats atypiques, audiences solides…  « C’est un combo entre la popularité de l’émission et l’explosion des réseaux sociaux », analyse Margaux Décatoire, qui a fondé après la pandémie de Covid l’agence La Relève, qui cible spécifiquement les nouveaux talents. Une demi-douzaine d’agences sont apparues pour aider ces nouvelles stars à gérer leur notoriété naissante, dont une directement gérée par M6. « Je pensais que les agents, c’était uniquement pour les footballeurs, sourit Justine Piluso. Je suis entrée dans l’émission, j’étais cheffe d’entreprise car je gérais mon restaurant. Quand j’en suis sortie, je suis devenue businesswoman. » Et pour cause, une fois le rideau tombé sur « Top Chef », les propositions ne manquent pas.

Du comté aux montres suisses

« Ce qu’il faut arriver à faire, c’est prendre du fric pendant les deux ans que dure la renommée provoquée par l’émission, mais de manière intelligente », appuie Baptiste Aubour. Un chef qui a marqué les esprits – « il y a en a quatre ou cinq par saison, maximum » – a le choix entre les contrats juteux de mastodontes de l’agroalimentaire et la ligne de crète du luxe. « C’est très difficile de faire les deux, sauf quand on s’appelle Jean Imbert, qui a été ambassadeur Carrefour avant d’être celui de Vuitton », remarque Valentin Joliff, fondateur de l’agence Food&Talent. « On m’a proposé de prêter mon image à des sandwichs d’aire d’autoroute, j’ai décliné », illustre Romain Tischenko, vainqueur de la saison 1, quand un Jean Covillault assume d’avoir travaillé avec les mayonnaises Bénédicta, raccord avec son engagement antigaspi : « Je suis le premier à ne pas faire une mayonnaise maison quand c’est juste pour en mettre dans un sandwich. » Mathias Marc, demi-finaliste en 2021, joue ainsi la carte Franche-Comté, en prêtant son image aux automobiles DS, fabriquées à Sochaux, aux montres de luxe Audemars Piguet, made in Switzerland, et au comté, « pour garder ce côté paysan auquel il tient beaucoup, illustre son agente Margaux Décatoire. Son image, c’est cette ambivalence. »

De l’avis général, c’est au bout de deux ans que l’effet de l’émission s’estompe. Thibaud Erard-Penguilly a rusé en confectionnant une plaque « Top Chef » apposée devant son établissement breton, à l’image de celles du Michelin ou du Routard. Bingo ! « Il n’y a pas longtemps, j’ai eu en salle une jeune fille qui était venue spécialement avec ses parents, à chaque période de vacances elle les pousse à faire un resto d’un ancien de l’émission. »

L’autre solution, c’est d’avoir bâti une clientèle solide ou une cuisine d’exception. Le jour où Jordan Yuste a été distingué d’une étoile Michelin a eu un goût de revanche pour celui qui n’avait pas été présenté sous son meilleur jour dans l’émission, notamment à cause d’une prise de bec homérique avec le chef de brigade Michel Sarran(Nouvelle fenêtre) sur la recette des frites. Ce jour-là, son téléphone vibre. Un SMS : « ‘La pierre à polir est devenue un magnifique diamant’, signé Michel Sarran,raconte l’ancien de la brigade jaune. Ça m’a beaucoup touché. Et pourtant, on n’était pas spécialement partis en bons termes. »

Le chef Jordan Yuste, dans les cuisines de son restaurant L'Arrivage, à Sète (Hérault), le 9 mars 2023, quand il a reçu une étoile au Michelin. Le restaurant a fermé depuis. (GUILLAUME BONNEFONT / MAXPPP)
Le chef Jordan Yuste, dans les cuisines de son restaurant L’Arrivage, à Sète (Hérault), le 9 mars 2023, quand il a reçu une étoile au Michelin. Le restaurant a fermé depuis. (GUILLAUME BONNEFONT / MAXPPP)

Les vétérans de « Top Chef » forment désormais une confrérie informelle. Certains se sont rassemblés dans un groupe WhatsApp, utilisé notamment pour épauler les futurs candidats de l’émission. « Ça m’est arrivé de leur donner des conseils et d’appuyer leur candidature auprès de M6, raconte Vincent Crépel, désormais double étoilé dans un restaurant de Cork(Nouvelle fenêtre), en Irlande. C’est tout l’esprit de la cuisine : l’entraide et la transmission. » Message reçu cinq sur cinq par les aspirants à la gloire. « On en voit souvent qui passent quelques jours à Paris pour faire la tournée des agences de talents avant la diffusion de l’émission, comme un jeune couple fait le tour des banques pour contracter un prêt », raconte Valentin Joliff. D’ailleurs, à Food&Talent comme chez La Relève, des projections des premiers épisodes de cette saison 16 seront organisées, histoire de voir si leurs champions passent bien à l’écran. « Ils ont une valeur marchande et ils le savent. »

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