Lorsqu’elle a emménagé dans son appartement au début des années 90, Suzanne P.* en était très fière. Elle se remémore cette époque où elle avait un emploi stable et prenait soin de son espace. D’origine respectable et issue d’une « bonne famille », elle avait également poursuivi des études supérieures.
« L’accumulation compulsive ne concerne pas uniquement les personnes défavorisées ou celles souffrant de problèmes de santé mentale; elle peut toucher tout le monde », observe Suzanne. Que l’on soit riche ou pauvre, propriétaire ou locataire, le phénomène concerne une large frange de la population.
Il suffit de quelques événements marquants pour perdre le contrôle. Cela a été le cas pour Suzanne il y a une quinzaine d’années, lorsqu’elle a fait face à une série d’épreuves : un burn-out, l’infidélité de son partenaire, une agression, suivie d’une relation abusive. Ces difficultés l’ont conduite à dépendre de l’aide sociale.
Suite à ces événements traumatiques, elle a commencé à négliger le ménage, entraînant une accumulation de biens. Au début, cela était « léger », confie-t-elle, avec des papiers et des vêtements éparpillés. Mais peu à peu, les objets se sont accumulés, non pas des trouvailles de la rue, mais des cadeaux qu’elle s’accordait. « Le premier du mois, je me rendais au Dollarama. Cela boostait mon estime de soi et me donnait un sentiment de pouvoir », raconte-t-elle, alors qu’elle lève les yeux vers ses biens entassés dans son appartement du nord de Montréal.
Dans son salon, l’ambiance est particulière : son chien repose à ses pieds, près d’un canapé recouvert d’objets divers. À proximité, une cage de souris sur une pile d’affaires, avec une bibliothèque bien remplie. « Ici, mes bougies et encens, là, des jeux, ailleurs, de la couture et des souvenirs », explique-t-elle. Même le canapé a sa propre organisation : des catégories pour les animaux, la peinture, et des CD de méditation. Sur le sol, une pile d’agendas, dont quatre de l’année 2023-2024. Bien qu’elle regrette leur quantité, elle préfère les conserver pour griffonner. « Au moins, ils ont été utiles », déclare-t-elle avec une pointe de philosophie.
Et j’y travaille, à régler cette dysfonction d’achat compulsif…
Suzanne P.
Consciente de son problème depuis longtemps, Suzanne hésitait à chercher de l’aide par crainte d’être jugée par les autorités. Son propriétaire, cependant, a pris les devants en prenant des photos de son appartement depuis quelques années.
Suzanne a suivi deux ateliers avec des organismes de santé mentale pour cerner l’origine de ses difficultés et apprendre à les surmonter. Elle estime avoir déjà parcouru 85 % du chemin, même si un étranger constaterait aisément qu’elle est dans un environnement encombré. Ses affaires sont maintenant mieux rangées et le couloir dégagé, ce qu’elle considère comme sa zone de sécurité. Elle craint cependant de devoir déménager dans un logement où ses animaux ne seraient pas bienvenus.
Une autre préoccupation pour Suzanne est que son propriétaire pourrait masquer un désir d’expulsion derrière ces démarches, car elle paie un loyer largement inférieur à la moyenne pour son appartement.
TAC et syndrome de Diogène
À la Maison Scorpion, les semaines qui précèdent le 1er juillet sont particulièrement chargées, selon Stéphane Felteau, le propriétaire. Ancien technicien en gestion parasitaire, il a fondé cette structure pour répondre à un besoin critique de désencombrement, qu’il s’agisse d’insectes ou non.
Plusieurs de mes clients font face à des évictions, parce que les propriétaires ont ouvert un dossier au tribunal administratif du logement (TAL).
Stéphane Felteau, de Maison Scorpion
Les sorties de secours sont souvent obstruées, les couloirs trop étroits pour y circuler, et il n’est pas rare de trouver le dessus des cuisinières encombré.
Le TAL a rendu de nombreuses décisions mentionnant le « syndrome de Diogène » ou le « trouble d’accumulation compulsive », parfois en faveur des locataires, parfois des propriétaires. Selon le Code civil, les locataires doivent maintenir leur logement en bon état et en assurer la propreté.
Le syndrome de Diogène est caractérisé par une négligence de l’environnement, souvent associée à l’accumulation de déchets. Le trouble d’accumulation compulsive (TAC), reconnu par le DSM-5 depuis 2013, implique un discours justifiant la rétention d’objets, accompagné d’une détresse liée à la séparation de ceux-ci. Les études estiment que 2 à 6 % de la population souffre de ce trouble.
60 sacs-poubelle
Ève*, 25 ans, vit seule dans une coopérative d’habitation à Montréal, depuis le décès de sa mère. Elle aspire à déménager dans un appartement plus petit pour alléger ses dépenses, mais elle sait qu’elle doit d’abord retrouver le contrôle sur son environnement. Suivie par des intervenants en santé mentale pour un trouble bipolaire et d’autres problèmes, elle se sent encore piégée.
Lors de notre rencontre, l’équipe de la Maison Scorpion intervenait dans son logement, débarrassant les armoires de cuisine et nettoyant les murs couverts de nicotine. Grâce à un héritage, Ève a pu se permettre leur aide.
Nerveuse, elle partageait un moment de solitude, fumant une cigarette en attendant. « J’étais à bout de nerfs et j’ai décidé d’affronter la situation », confie-t-elle. Sa honte l’a poussée à l’isolement et l’accumulation de déchets est devenue une réalité accablante.
L’équipe a dû sortir 60 sacs-poubelle de son appartement. La mémoire de sa mère, qui rapportait souvent des objets de son travail dans une centre de récupération, la hantait. Après son décès, des voisins ont dû l’aider à nettoyer la maison, un projet colossal.
Ève éprouve de l’anxiété à l’idée de sortir les ordures, mais se sent aussi en sécurité dans cet environnement chargé, le déficit de propreté lui permettant d’enterrer des blessures passées.
Elle se rappelle, « je laissais tout cela pour éviter de revivre des souvenirs désagréables », rappelant des violences passées. Malgré tout, le fait de retrouver son espace de vie lui apporte un certain soulagement. Elle est désormais prête à accueillir des amis chez elle, un signe de progression.
* Suzanne et Ève ont choisi de rester anonymes par crainte des représailles.
Plusieurs recours possibles
D’après la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ), il est essentiel que les propriétaires s’engagent dans la recherche de solutions pour le trouble d’accumulation compulsive. Diverses actions sont possibles, telles que dialoguer avec