Le déploiement d’environ 10 000 militaires du régime de Kim Jong Un montre la détermination de la Russie à récupérer cette zone frontalière occupée par l’armée ukrainienne depuis août. Ces troupes ne feront probablement pas basculer la guerre, mais témoignent d’un élargissement de ses enjeux.
Leur présence interroge autant qu’elle inquiète. Après les rumeurs, l’arrivée massive de soldats nord-coréens en Russie a été confirmée par l’Ukraine et ses alliés occidentaux, dont les Etats-Unis. Ni Pyongyang ni Moscou n’ont reconnu présence de ces combattants. Ce contingent de 11 000 hommes, selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, ou 10 000, selon Washington, tiendrait tête à l’armée ukrainienne dans la région de Koursk, en partie envahie depuis le mois d’août.
Pour l’heure, les missions confiées à ces soldats, dont certains proviendraient du corps d’élite des forces spéciales de Kim Jong Un, sont encore floues. Mais ils ont déjà « pris part aux hostilités », assurait Kiev début novembre, et ont même subi des « pertes ». Franceinfo se penche sur les possibles conséquences du déploiement massif de ces soldats nord-coréens sur le champ de bataille, en Russie comme en Ukraine.
« Une bouffée d’air frais pour l’armée russe »
L’envoi de cette dizaine de milliers d’hommes en Russie « ne sort pas de nulle part », rappelle à franceinfo Jérôme Pellistrandi, ancien général de l’armée française et rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale. « Depuis le début du conflit [en février 2022], la Corée du Nord a fourni plus de huit millions d’obus à Moscou, des engins blindés ou encore des mitrailleuses compatibles avec les munitions russes », détaille-t-il. « Au passage cela montre l’énorme consommation d’équipements de l’armée russe », glisse le spécialiste. Reçu en grande pompe à Pyongyang, mi-juin, le président russe Vladimir Poutine a signé avec le dirigeant nord-coréen, Kim Jong Un, un accord de défense mutuelle historique renforçant le soutien de la Corée du Nord à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine.
Dans l’oblast de Koursk, « où près de 500 km2 sont encore contrôlés par les Ukrainiens », rappelle Jérôme Pellistrandi, environ 50 000 soldats seraient mobilisés face aux troupes ukrainiennes – dont 20% de Nord-Coréens, déclarait Volodymyr Zelensky le 11 novembre. « C’est clairement une bouffée d’air frais pour l’armée russe, qui trouve là une main-d’œuvre militaire disponible pour sa contre-offensive dans la région de Koursk », commente Jérôme Pellistrandi.
En contrepartie, la Corée du Nord pourrait profiter de ce déploiement pour mettre à jour les compétences de son armée, « qui n’a plus fait la guerre depuis les années 1950 et accuse un grand retard technologique concernant l’aviation ou les drones, pointe l’ancien général. Les services de renseignement américain et sud-coréen évoquent la présence d’au moins trois généraux et de 500 officiers, ce qui renforce l’idée d’un apprentissage. »
Pour l’instant, les troupes venues de Corée du Nord « ne semblent pas avoir été engagées massivement », souligne le géopolitologue Ulrich Bounat, chercheur associé au sein du groupe de réflexion Open Diplomacy. « Cela peut vouloir dire deux choses : soit elles ne sont pas encore prêtes, soit elles n’ont pas été utilisées comme chair à canon, mais plutôt pour assurer la logistique en profondeur, voire la deuxième ligne de défense », expose à franceinfo ce spécialiste de l’Europe centrale et orientale.
D’après les bribes d’informations disponibles sur ces troupes, « il semble y avoir deux types de soldats déployés », détaille Ulrich Bounat. D’un côté, environ 1 500 militaires feraient partie « d’unités mieux formées que la moyenne », et comptant parmi « les plus fidèles » au régime de Pyongyang. De l’autre, plus de 8 000 soldats moins expérimentés pourraient « se retrouver en première ligne », prévient-il.
Certains de ces soldats nord-coréens seraient toutefois issus du 11e corps d’armée, et entraînés à supporter « d’énormes souffrances physiques ainsi que la torture psychologique », explique à la BBC(Nouvelle fenêtre) le chercheur Michael Madden, spécialiste de la Corée du Nord au Stimson Center, un think tank basé à Washington. « Ce qu’il leur manque en expérience de combat, ils le compensent par ce qu’ils sont capables d’endurer physiquement et mentalement. En cas d’opérations spéciales, ils seront bien mieux préparés que les unités nord-coréennes moyennes », précise-t-il.
Une force « insuffisante » pour « changer la donne »
Dans la guerre à grande échelle qui ravage l’Ukraine depuis février 2022, le contingent nord-coréen reste toutefois « marginal » comparé au reste des troupes engagées de part et d’autre, nuance Ulrich Bounat. « Environ 10 000 hommes, c’est une rallonge insuffisante, ce n’est pas ça qui va changer la donne du conflit, balaye-t-il. Surtout quand on sait que la Russie recrute entre 20 000 et 30 000 hommes par mois. » Pendant ce temps, dans la région de Koursk, les soldats ukrainiens restent nombreux et ont renforcé leurs lignes de défense ces trois derniers mois.
« Ils ont notamment pris la ville de Soudja, une zone urbaine compliquée à attaquer, et tout un tas de positions en hauteur où ils sont assez difficiles à déloger », explique Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et spécialiste militaire, qui estime à « 35 000 hommes » le nombre de soldats ukrainiens mobilisés « dans la poche de Koursk ». Même si leurs positions ne sont « pas très fortifiées », relève l’analyste, ces soldats « peuvent toujours compter sur des marges de repli importantes » afin de s’organiser et d’éviter les pertes. « Militairement parlant, c’est une bonne affaire, car cela use le dispositif de guerre russe », commente-t-il.
Alors que l’idée de négociations entre Kiev et Moscou fait son chemin, Vladimir Poutine semble déterminé à « retirer l’atout Koursk de la manche des Ukrainiens », et ainsi empêcher que ce morceau de territoire russe serve de monnaie d’échange, explique Stéphane Audrand. Et dans cette opération, les soldats nord-coréens « pourraient jouer un rôle précis, et se voir confier un secteur du front clé en main, plutôt que de servir sous les ordres de commandants russes », souligne le géopolitologue. La présence de matériel militaire nord-coréen, de généraux venus du pays, mais aussi « la barrière de la langue entre Russes et Nord-Coréens », appuient cette hypothèse à ses yeux.
Quant aux zones de déploiement, elles devraient rester limitées, car « l’accord entre la Russie et la Corée du Nord prévoit une aide pour défendre son territoire national », et non envahir l’Ukraine, rappelle le spécialiste. Faut-il toutefois s’attendre à ce que des troupes nord-coréennes soient envoyées dans les territoires ukrainiens occupés, comme le Donbass ou la Crimée ? « C’est une possibilité, car la nouvelle Constitution russe reconnaît ces provinces annexées comme faisant partie de la Russie », répond Stéphane Audrand. « Mais cela aurait alors un tout autre retentissement sur la scène internationale », prévient-il.
Des craintes que le conflit ne s’exporte « bien au-delà »
En envoyant ses soldats soutenir la Russie face à l’Ukraine, la Corée du Nord risque d’envenimer les relations déjà très tendues avec son voisin du Sud. « Pour Séoul, des troupes nord-coréennes mieux formées et disposant de technologies plus récentes, c’est forcément une menace accrue », pointe Jérôme Pellistrandi, qui y voit un export du conflit « bien au-delà de l’Ukraine ». Vendredi, Kim Jong Un a d’ailleurs ordonné la « production massive » de drones explosifs « le plus tôt possible », faisant planer un risque nouveau sur la Corée du Sud. Les plans de ces engins ne sont pas tombés par magie dans les mains du dictateur : ils pourraient provenir de la Russie ou de l’Iran, autre allié de Moscou, qui lui fournit notamment des drones de type Shahed 136.
« Nous sommes face à une guerre d’attrition [d’usure] qui épuise les ressources, et force à aller chercher du soutien à l’extérieur », explique pour sa part Ulrich Bounat. « Certes, il y avait déjà des combattants étrangers dans les deux armées, mais 10 000 soldats d’un coup, c’est une nette escalade », commente-t-il. « On voit l’impact que cela a dans les pays asiatiques aujourd’hui, avec une forte mobilisation de la Corée du Sud. Si demain, l’Iran venait à envoyer des soldats en Russie ou en Ukraine, il est très probable que tout le Moyen-Orient soit à son tour déstabilisé », alerte l’analyste. « Si cela doit nous montrer une chose, c’est bien que la guerre en Ukraine n’est pas un conflit territorial entre deux pays. C’est beaucoup, beaucoup plus compliqué que ça. »