Autorisées à recruter directement des volontaires, les unités militaires rivalisent d’imagination pour attirer de nouveaux combattants. Une aide bienvenue pour l’armée du pays, qui peine à compenser ses pertes.
Une jeune femme élégante est blottie contre un motard. Cheveux bruns, bas résille et pistolet dans la main, elle se laisse emmener vers l’inconnu. En passant devant cet immense panneau planté le long de la route les automobilistes circulant sur le périphérique de Kiev (Ukraine) pourraient penser à une publicité pour un parfum. Il est pourtant bien question de la guerre. En bas de l’affiche, un slogan façon applications de rencontres déclare sans détour : « J’aime la troisième brigade ».
Cette unité de combattants ukrainiens, qui s’est fait connaître lors des batailles de Bakhmout et d’Avdiivka, ne cherche pas l’amour. Mais plutôt des hommes et des femmes prêts à enfiler le treillis et à rejoindre ses rangs pour tenir tête aux forces de Moscou. Trois ans après le début de l’invasion russe, l’Ukraine peine toujours à renouveler ses troupes. Alors, depuis le 1er octobre 2024, le gouvernement autorise(Nouvelle fenêtre) les 150 brigades du pays à recruter elles-mêmes les nouveaux soldats – quitte à court-circuiter l’armée.
/2025/01/31/dsc01171-679cef21e5f4c342696151.jpg)
Dans la jungle des affiches guerrières qui ont envahi l’espace public depuis l’hiver 2022, la troisième brigade d’assaut semble sortir du lot. Ses panneaux, omniprésents en ville comme à la campagne, provoquent de nombreuses réactions au sein de la société ukrainienne. Avant la publicité du fameux couple sur sa moto, un visuel montrant un soldat pilotant un drone d’attaque, confortablement installé en chemise hawaïenne sur une chaise de camping, a fait froncer plus d’un sourcil. Jugée trop légère, la scène serait aussi trop éloignée de la violence du front.
Une campagne de communication agressive
« Nous assumons de montrer une image plus positive de la guerre sur les panneaux », se défend Oleksander Borodin, en charge de la communication de la troisième brigade. « C’est un support sur lequel on présente généralement les aspects les plus désirables, car les gens connaissent déjà les côtés sombres de la guerre », poursuit Vladyslav Kulyk, directeur artistique de cette unité militaire fondée par des vétérans du régiment Azov.
« Je ne vois pas de différence entre les pubs militaires et celles pour des téléphones. Il faut d’abord séduire les gens, et à eux ensuite d’accepter ou non le contrat en lisant les petites lignes. »Vladyslav Kulyk, directeur artistique de la troisième brigade d’assaut
à franceinfo
Fiers d’avoir « lancé une tendance » en mélangeant les genres, puisant notamment dans l’univers des films d’action ou des mangas, les deux communicants se félicitent aussi de la « saine compétition » qui anime désormais les brigades. « Sans concurrence, il n’y a pas d’innovation ni de progrès », estime Oleksander Borodin, assez critique de « l’armée ukrainienne monolithique » qui recrutait, jusque-là, « avec des messages monocordes et peu attrayants ». Grâce à un régime de faveur prévu par la loi ukrainienne, ainsi que « des négociations constantes avec les annonceurs publicitaires », la troisième brigade parvient à s’afficher partout « sans trop dépenser », explique-t-il.
Promotion tous azimuts sur internet
« Notre communication est loin de se limiter aux affiches, martèle Vladyslav Kulyk, nous montrons aussi la réalité de la guerre dans nos vidéos par exemple. » Sur sa chaîne YouTube(Nouvelle fenêtre), où elle est suivie par 1,4 million d’abonnés, la troisième brigade n’a rien à envier aux stars de la plateforme. A travers ses formats « Vraies vidéos de combats » ou « Entretien avec des Russes capturés », l’unité totalise des dizaines de millions de vues.
L’une des dernières vidéos populaires montre l’évacuation médicale d’un soldat de A à Z, sur fond de tirs d’artillerie. Dans sa séquence « Les combattants réagissent », ses soldats commentent des images tournées sur le front, caméras fixées sur le casque lors des assauts.
Sur son site aussi, la troisième brigade d’assaut soigne les apparences. L’esthétique des menus, qui rappelle celle d’un jeu vidéo, renvoie rapidement sur le portail des offres d’emploi du moment. Parmi elles, « cuisinier », « électricien automobile », mais aussi « commandant de tank » ou encore… « opérateur de lance-flamme ». Le long d’un bandeau jaune, un message défilant donne le ton : « Nous ne distribuons pas de convocation et ne mobilisons pas de force ». Une façon de se différencier de l’armée ukrainienne, très critiquée après la diffusion de vidéos montrant l’enrôlement forcé d’hommes en pleine rue.
En page d’accueil, la brigade promeut aussi son projet phare : une session intensive de sept jours « pour trouver sa place » dans l’armée ukrainienne. « Nous sommes les seuls à proposer ce programme, c’est une excellente manière de brasser large et de recruter tous types de profils », vante Oleksander Borodin.
Une semaine de stage « pour voir si la brigade te convient »
Ce samedi de janvier, il fait 2 degrés et l’humidité n’arrange pas les choses. Après une semaine d’entraînement, une centaine de recrues est affairée à ramper dans la boue, crapahuter entre les tas de terre et les obstacles dans l’immense friche industrielle qui les accueille en périphérie de Kiev. L’adresse du centre, évidemment, doit être gardée secrète.
Il y a une fausse tranchée, un bus abandonné, et des bâtiments aux murs éventrés. Un drone s’active au ras des têtes, des pétards sont jetés sur les stagiaires, un faux blessé doit être pris en charge au plus vite… « A couvert ! » L’assaut est lancé : c’est parti pour la dernière simulation grandeur nature, celle qui vient clore chaque session de test.
/2025/02/01/dsc00508-679dea64b4260859445637.jpg)
Assis bien au chaud loin de toute cette agitation, Artem, 29 ans, attend de passer devant les recruteurs. A ses pieds, deux sacs sont préparés avec soin, façon paquetage militaire. « J’ai déserté mon ancienne brigade, car je ne m’entendais pas avec le commandant », raconte sans honte le candidat, moustache fournie et lunettes argentées sur le nez. En Ukraine, ce genre de transfert est toléré par les autorités.
Les publicités et le bouche-à-oreille ont poussé le jeune homme vers la troisième brigade. « Je n’ai aucun problème avec le fait de combattre, mais je veux être mieux encadré », lâche-t-il. « Ici, tu peux en savoir plus sur les méthodes, t’entraîner et discuter avec des commandants pour voir si la brigade te convient. »
/2025/02/01/dsc00549-679deb0c080c5804715543.jpg)
A son bureau, « Koval » termine de traiter le dossier d’un autre candidat. « Tous ceux qui viennent sont inspirés par la campagne et par nos vidéos YouTube. Ils n’arrêtent pas de me dire : ‘C’est tellement cool !’« , se félicite le recruteur de 33 ans, qui a perdu son bras gauche au combat en mai 2022, dans la région de Zaporijjia. Derrière lui, un portrait accroché au mur. C’est celui d’Andryi Biletski, le sulfureux fondateur du bataillon Azov, aussi connu comme ancien dirigeant de l’Assemblée sociale-nationale, un parti aux discours antisémites et racistes.
« Nos standards ne sont pas aussi stricts qu’à l’armée. On n’exige pas que la personne fasse telle taille, tel poids, telle pointure… Même si elle n’est pas physiquement très bien préparée au départ, l’essentiel, c’est la motivation. » »Koval », recruteur de la troisième brigade d’assaut
à franceinfo
Au fil de ses campagnes de pub, la troisième brigade d’assaut affiche souvent des femmes prenant des poses lascives, dans un jeu de séduction avec ses soldats ou les potentielles recrues. « Nous avons voulu dépoussiérer le concept de pin-up, déjà utilisé lors de précédents conflits, en essayant de le mettre plus en phase avec notre époque », justifie Vladyslav Kulyk.
L’un des spots les plus diffusés(Nouvelle fenêtre) montre un couple qui s’enlace tout en se préparant pour la guerre, une jeune femme aidant son conjoint à se raser la tête. « C’est un vrai combattant de chez nous et ils sont ensemble dans la vie, assure le directeur artistique de la brigade. Sa compagne a même déménagé près du front afin de le voir plus souvent. »
La place des femmes en question
Ces visuels ont toutefois provoqué un tollé en Ukraine, poussant des associations comme Women in Media à réagir. « La sexualisation des femmes en temps de guerre est une tendance dangereuse », alerte la responsable de l’ONG, Liza Kuzmenko. « Cette approche minimise la souffrance des victimes (…) et la masculinisation à l’excès du soldat augmente le risque de futures violences sexuelles ou basées sur le genre », juge-t-elle.
« Les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans l’armée, 5 000 d’entre elles sont directement engagées sur le front. Il faut respecter cette contribution. »Liza Kuzmenko, responsable de l’ONG ukrainienne « Women in Media »
à franceinfo
Au centre de recrutement, « Koval » balaie ces accusations de sexisme, et fait remarquer que de plus en plus de femmes poussent la porte de la brigade. Ce jour-là, elles sont trois, dont Sofia, goutte au nez et fusil d’assaut en bandoulière. « Je suis ici car je veux apprendre des meilleurs », raconte la jeune femme de 20 ans au moment de la revue finale des troupes. « Je suis entourée d’hommes, mais ça se passe très bien. Ils me trouvent même courageuse de faire ça. » Dans quelques jours, elle retournera à l’université étudier les arts. « Je veux réfléchir encore avant de prendre la décision finale de m’engager ou non, confie-t-elle. Mais ce qui est sûr, c’est que je veux être prête pour la guerre. »
/2025/02/01/sofia-recrue-679dec2cd0083864593570.jpg)
Les autres stagiaires recrutés iront, eux, rejoindre au plus vite les combattants déjà engagés dans la région de Kharkiv, où la situation est tendue. Pour finir de convaincre les indécis, la troisième brigade d’assaut a un dernier slogan dans sa besace : « De toutes les brigades en Ukraine, c’est nous qui avons le taux de perte le plus bas ». Un argument impossible à vérifier, mais qui semble faire mouche.