Trois ans après l’offensive russe, « Les Révélateurs » retracent les manœuvres de Moscou pour effacer la présence ukrainienne des territoires occupés temporairement. Expropriations, réécriture de l’histoire et flux de nouveaux arrivants : le piège se referme peu à peu sur les régions désormais contrôlées par la Russie.
Des chiffres invérifiables, pour appuyer une stratégie politique visant à effacer toute trace de la culture ukrainienne dans les territoires occupés par la Russie. Près de 100 000 touristes ont visité la région de Zaporijja en 2024, selon Vitaly Karpunkin(Nouvelle fenêtre), vice-ministre de la Culture et du Tourisme de la nouvelle administration russe locale, dans un communiqué publié le 24 décembre. Un chiffre qui refléterait le nouveau dynamisme de la région depuis l’occupation : « Nous avions officiellement 373 établissements d’hébergement en activité, soit cinq fois plus que le nombre d’établissements en activité en 2023« , s’est-il félicité.
Mais cette soudaine effervescence touristique cache une autre réalité pour l’Ukraine. D’une part, Moscou ne contrôle que le sud de l’oblast de Zaporijja, et la ville éponyme résiste toujours. D’autre part, de nombreux Ukrainiens dénoncent une vaste opération de spoliations. Selon eux, ces établissements ne sont rien d’autre que des biens volés à leurs propriétaires.
« En août 2022, les Russes ont volé notre bien »
C’est le cas pour Denys Katyukha et son fils Dmytro Ces Ukrainiens étaient propriétaires de complexes touristiques sur la côte avant la guerre. Leur base de loisirs, l’Amiral, située dans le village de Kyrylivka au bord de la mer d’Azov, attirait chaque été des vacanciers. Son hôtel, ses bungalows et ses appartements en bord de mer étaient mis en avant dans des clips publicitaires (encore visibles sur YouTube(Nouvelle fenêtre)) diffusés sur les réseaux sociaux en 2021. Mais quelques mois après le début de la guerre, tout a basculé.
« En août 2022, les Russes ont volé notre bien« , raconte Dmytro, « Ils sont venus avec des armes et ont dit aux employés encore présents qu’ils devaient partir et que cet hôtel était désormais le leur« . Les Katyukha ont alors tenté de faire valoir leur droit en présentant les documents de propriété auprès de l’administration locale imposée par Vladimir Poutine, en vain. « Les Russes ont dit que nos papiers étaient ukrainiens, donc illégaux. Pour eux, l’Ukraine n’existe pas« , relate Dmytro.
Un lieu transformé en station balnéaire russe
Selon les deux hommes, des soldats russes ont d’abord occupé l’hôtel. Puis rapidement, Moscou en a fait un nouvel atout touristique, avec un site internet flambant neuf – copie du site ukrainien original – pour attirer des touristes de Russie. « Ils ont promu l’Amiral comme un hôtel du gouvernement russe« , s’indigne Dmytro, « Ils en ont fait la publicité sur les réseaux sociaux, vantant des piscines et des restaurants qu’ils auraient construits… Mais tout cela existait déjà. C’est nous qui avons bâti cet endroit« .
Le cas de l’Amiral est loin d’être un cas isolé. Le Centre de résistance ukrainien estime(Nouvelle fenêtre) que plus d’un millier de centres de loisirs sur la côte de la mer d’Azov ont été saisis par les nouveaux occupants de la région sous prétexte qu’ils étaient « sans propriétaire ». L’établissement des Katyukha figure d’ailleurs sur l’une des listes de biens considérés comme abandonnés, publiée sur le site officiel(Nouvelle fenêtre) de l’occupant russe, aux côtés de nombreux autres complexes touristiques.
Un pillage organisé à grande échelle
Le phénomène touche tous les secteurs. Le porte-parole de la chaîne de supermarchés ATB a par exemple signalé une expropriation similaire d’un de ses magasins à Melitopol. Les documents que nous avons consultés sur le site de l’administration temporaire de Zaporijjia confirment cette politique de confiscation. Des milliers de biens – logements, commerces, pharmacies, stations-service, restaurants, tracteurs et même des panneaux publicitaires – ont été listés sur le site officiel russe(Nouvelle fenêtre) comme propriétés vacantes. Nous en avons recensé plus de 7 000 à Melitopol, Berdiansk et partout sur le territoire de Zaporijjia occupé par la Russie.
Seul recours pour propriétaires dépossédés : se présenter en personne auprès de l’administration russe à Melitopol… avec un passeport de la Fédération de Russie. Un moyen à peine déguisé de contraindre les Ukrainiens à devenir russes. De plus, d’après l’organisation de défense des droits humains Amnesty International, beaucoup d’Ukrainiens ont fui l’invasion et sont désormais dans l’impossibilité de revenir sur les territoires occupés sans risquer pour leur sécurité.
Le révisionnisme culturel pour effacer toutes traces ukrainiennes
Un processus de russification à marche forcée qui ne se matérialise pas seulement sur les plans administratifs et fonciers. Des opérations de nettoyage culturel transforment peu à peu la vie quotidienne des habitants des territoires occupés. Les emblèmes de la Grande Russie sont désormais au diapason dans tous les lieux publics.
Suspendus, les drapeaux russes dans les gymnases et les écoles de Zaporijjia à la place des fanions ukrainiens. Retiré, le logo de la Fédération de hockey d’Ukraine sur la rambarde de « l’Ice Park » flambant neuf de Melitopol. Effacés, le bleu azur et le jaune des steppes de blé sur les lettres au seuil du parc central de la ville. Les touristes déambulent désormais sous des blasons tsaristes, à l’image de cet aigle bicéphale tenant une épée d’or, comme on peut le voir par exemple dans cette vidéo publié sur la plateforme russe Rutube(Nouvelle fenêtre) sur l’histoire du lieu. Il fait partie des anciennes armoiries de la ville de Melitopol, inscrit au registre héraldique d’Etat de la Fédération de Russie depuis 1844.
Pour le Kremlin, la véritable identité des Ukrainiens est russe, et il faut aller encore plus loin pour laver les consciences. Depuis deux ans, il mène une politique d’effacement systématique pour rétablir une justice historique.
Un musée à la gloire de la Russie
Erigé manu militari dans une zone désaffectée de Melitopol, le parc multimédia « Russie – Mon histoire » reconstruit le récit ukrainien. En 180 jours, 220 ingénieurs militaires et 14 unités d’équipement ont travaillé 24 heures sur 24 sur ce nouveau complexe, l’un des grands projets de la nouvelle Russie(Nouvelle fenêtre). Ce musée abrite une exposition interactive de 5 000 mètres carrés consacrée à l’histoire globale de la Russie et fait l’apologie des grandes figures soviétiques.
Dès l’entrée, une immense fresque représentant le prince Grigori Potemkine accueille les visiteurs. Ce héros de l’Empire est vénéré par Vladimir Poutine pour avoir conquis le Sud de l’Ukraine au XVIIIème siècle, et fondé les villes de Kherson et Sébastopol, entre autres.
Une tenture sur la façade du musée donne le ton : « J’ai l’honneur d’être Russe, j’en suis fier, je défendrai ma patrie et ma langue, et avec la plume, et avec l’épée tant que j’aurai assez de vie… » Des écrans tactiles racontent et comblent trois décennies d’une séparation entre l’Ukraine et la Russie que le directeur Andrei Maslov qualifie « d’artificielle », tandis que les cartes incluent les territoires occupés. Y sont mis en valeur le port de Berdiansk, la centrale hydroélectrique de Dnipro et la centrale nucléaire de Zaporizhia.
/2025/02/18/whatsapp-image-2025-02-18-at-11-40-34-67b471ebf09f0970484392.jpg)
Le musée de Melitopol est devenu le 26e parc historique de Russie. Un site d’information russe affirme qu’il reçoit entre 100 à 120 personnes par jour, et que 5 000 touristes l’ont visité depuis son ouverture en septembre 2023.
Le « Jour de la victoire » russe au nouveau calendrier
Tout est fait pour que les Ukrainiens voient en russe, pensent en russe, fêtent en russe dans toutes les régions occupées. Les nouveaux habitants de Marioupol célèbrent désormais le 9-Mai, « Jour de la victoire » en Russie, et postent des vidéos(Nouvelle fenêtre) de leur clameur sur les réseaux sociaux. Dans cette ville vitrine de l’Oblast de Donetsk, des drapeaux blanc-bleu-rouge et de l’Union soviétique volent aux fenêtres des voitures qui défilent pour commémorer la victoire de l’armée soviétique sur l’armée allemande en 1945.
Sur les plages de Marioupol, comme on peut le constater sur une vidéo postée sur TikTok(Nouvelle fenêtre) (Nouvelle fenêtre)en juin 2024, l’ambiance est similaire pour le Jour de la Fédération de Russie, le 12 juin. Les familles se rassemblent et profitent du repos octroyé pour cette fête nationale, drapeaux russes plantés dans le sable qui borde la mer d’Azov. Ces scènes de liesse étaient impensables il y a encore trois ans à peine.
Selon le Conseil de l’Europe(Nouvelle fenêtre), ce révisionnisme historique et la négation de l’identité culturelle ukrainienne constituent un crime contre l’humanité. Mais Moscou n’en a que faire. L’assimilation des habitants ukrainiens des territoires occupés est aujourd’hui sa priorité. Ils ont jusqu’au 30 avril 2025 pour s’y résoudre et se procurer un passeport russe, sous peine d’expulsion.
Parmi nos sources :
Les images que nous utilisons proviennent de comptes russes sur les réseaux sociaux : Vkontakte, Tiktok, Télégram, Rutube et YouTube.
Plusieurs rapports documentent déjà la russification des territoires occupés notamment : Education under Occupation: Forced Russification of the School System in Occupied Ukrainian Territories(Nouvelle fenêtre) et Russia Threatens Ukrainians Who Refuse Russian Citizenship(Nouvelle fenêtre) (Human Rights Watch), Human rights situation during the Russian occupation of territory of Ukraine and its aftermath(Nouvelle fenêtre) (ONU).
Des articles de presse nous ont aussi donné l’envie de nous pencher sur le sujet : « Russification in Occupied Ukraine »(Nouvelle fenêtre) d’Eurovision News et « Propagande, torture et collaboration : en Ukraine occupée, plongée dans la ‘terreur silencieuse' »(Nouvelle fenêtre) de L’Express.
Sur le tourisme dans notre enquête vidéo : une déclaration d’une source officielle(Nouvelle fenêtre) russe sur Marioupol qui deviendrait une station balnéaire, articles sur le tourisme en Mer d’Azov(Nouvelle fenêtre) issu d’un média pro-russe, le projet russe pour Azovstal (1(Nouvelle fenêtre), 2(Nouvelle fenêtre), 3(Nouvelle fenêtre)).
Les images concernant Marioupol proviennent des pourvoyeurs d’images satellites Maxar, Planet, Google Maps et aussi de cette carte qui fournit des images satellites relativement récentes de la zone :
https://www.scribblemaps.com/maps/view/Eureka-News-Ucrania-24/4PwHJXRzne(Nouvelle fenêtre)
Les listes des biens sans propriétaire identifiés proviennent directement du site de l’administration temporaire de Zaporijjia :
https://zo.gov.ru/news/show_group/vyyavlennoe_besxozyajnoe_imushhestvo/all/2025(Nouvelle fenêtre)
Nous avons trouvé des éléments équivalents pour la région de Kherson : https://khogov.ru/property-information/informacziya-dlya-grazhdan-o-vyyavlenii-beshozyajnogo-zhilogo-imushhestva/(Nouvelle fenêtre)
Les informations sur le tourisme à Kyrylivka : https://www.radiosvoboda.org/a/novyny-pryazovya-kurort-kyrylivka-try-roky-okupatsiyi/33278978.html(Nouvelle fenêtre)
Les grands projets pour les territoires occupés sont répertoriés sur le site du ministère de la Défense de la Fédération de Russie : https://vskmo.ru/history/2023-god/(Nouvelle fenêtre)
L’interview de Denys Katyukha et son fils Dmytro a été menée via Skype le 12 février 2025. Nous avons pris contact avec eux via leur page Facebook : Azov Hospitality(Nouvelle fenêtre) et après avoir découvert Denys Katyukha dans plusieurs interviews (1(Nouvelle fenêtre), 2(Nouvelle fenêtre), 3(Nouvelle fenêtre)).
Les chiffres de la fréquentation du musée Russie Mon histoire, extraits de ce site d’information russe, sont donnés à titre indicatif car invérifiables : https://sdelanounas.ru/blogs/155869/(Nouvelle fenêtre)
Lien vers le rapport du Conseil de l’Europe, daté du 10 juin 2024, « Lutter contre l’effacement de l’identité culturelle en Ukraine » : https://pace.coe.int/fr/news/9491/lutter-contre-l-effacement-de-l-identite-culturelle-en-ukraine-(Nouvelle fenêtre)
Nous avons également conduit des interviews avec des chercheurs de Human Rights Watch et Amnesty International.