La participation de l’Etat hébreu entraîne crispations et polémiques dans un concours, qui se veut joyeux et apolitique. Mais qui se retrouve régulièrement débordé par l’actualité.
« Les gens ont le droit de s’exprimer. Moi, je me concentre sur mon rôle, donner le meilleur de moi-même, et voir le côté positif. » Nul ne sait comment le public de Malmö (Suède) accueillera la chanson israélienne Hurricane, jeudi 9 mai, lors de la deuxième demi-finale de l’Eurovision. Pas même la chanteuse Eden Golan, qui le reconnaissait dans une interview au Times of Israel. Sécurité maximale, drapeaux palestiniens bannis, supporters israéliens persona non grata, enjeux géopolitiques à tous les étages… C’est peu dire que le conflit qui oppose l’Etat hébreux au Hamas depuis l’attaque du 7 octobre a plombé l’ambiance de la grand-messe européenne de la chanson.
Un premier candidat tué au front
Cette année, en Israël, la chaîne de télévision Channel 12 avait décidé de départager les candidats via l’émission « HaKokhav HaBa », une version locale de « La Nouvelle Star ». Le télécrochet commence fin octobre, trois semaines après le début du conflit. Un des candidats, retenu sous les drapeaux, enregistre son clip en treillis lors d’une journée de permission.
Une militarisation du concours qui n’échappe pas aux sites d' »eurofans » (c’est comme ça que s’appellent les accros à l’Eurovision), qui réduisent leur couverture des sélections israéliennes et bien souvent ferment les commentaires sous leurs comptes rendus succincts comme sur Eurovision-Quotidien.com. Le candidat précité, Shaul Greenglick, finit par abandonner le concours, à cause de ses obligations militaires. Il se fait tuer le 26 décembre.
Fin février, la jeune chanteuse Eden Golan, qui a failli représenter la Russie à l’Eurovision Junior 2015 (elle a la double nationalité), est finalement sélectionnée. On lui adjoint une bande de paroliers pour accoucher d’un tube aussi accrocheur que Unicorn, la chanson israélienne qui avait terminé sur le podium à Liverpool en mai 2023. Voilà la genèse d’October Rain, qui fait référence à l’attaque du Hamas sur le festival de musique Nova, pris pour cible près de Gaza. Dans le texte, écrit en anglais, on peut entendre : « Il n’y a plus d’air pour respirer » ou « C’étaient de braves enfants, chacun d’entre eux ».
Des attentats évoqués dans la chanson
Des allusions transparentes au conflit, selon l’Union européenne de radiodiffusion (UER) qui organise le concours. Jusque-là, l’UER avait soutenu mordicus Israël, assurant en décembre dans le quotidien flamand HLN que le pays « remplissait toutes les conditions pour participer ». Jusqu’à la validation des paroles, ce qui est habituellement une formalité. Même le titre israélien de 2007, Push The Button, qui visait ouvertement la politique nucléaire du président iranien de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad, était passé comme une lettre à la poste. Pas October Rain.
Fin février, les organisateurs demandent à Israël de revoir sa copie. « Je ne pense pas que cette première version était politique, ce refus m’a choquée, réagit Eden Golan auprès du Times of Israel. La chanson parle d’une fille qui traverse des problèmes, mais rien à voir avec le 7 octobre. » Même son de cloche pour Miki Zohar, ministre israélien des Sports et de la Culture, cité par Euronews : « Cette décision est scandaleuse ! J’appelle l’UER à continuer d’agir professionnellement, de façon neutre, et à ne pas se laisser influencer par les politiques. »
Une deuxième version, Dance Forever, est de nouveau recalée. Cette fois, le gouvernement de Benjamin Nétanyahou ne fait pas mine qu’il n’y a aucun rapport avec la tragique attaque qui a coûté la vie à 1 200 personnes quelques mois plus tôt. « Nous avons le droit de chanter à propos de ce que nous avons traversé », peste Israël Katz, le ministre israélien des Affaires étrangères, interrogé par le site YNetNews.com. L’Etat hébreu menace alors de se retirer du concours. Pas longtemps. Car c’est à ce moment que le président israélien Isaac Herzog tape du poing sur la table et demande de « faire les ajustements nécessaires ».
« Israël doit faire entendre sa voix, la tête haute, en brandissant son drapeau à chaque tribune mondiale. »Isaac Herzog, président d’Israël
cité par l’AFP
La troisième copie sera la bonne avec Hurricane, qui propose plusieurs niveaux de lecture, mais demeure suffisamment allusive pour les relecteurs de l’UER. « N’importe qui peut trouver des échos dans sa vie personnelle avec la chanson », défend Eden Golan, qui entonne à un moment : « Promets-moi que tu me prendras à nouveau dans tes bras / Je suis encore brisée par cet ouragan. » « Notre peuple y trouve une résonance plus profonde, à cause de la tragédie dont nous avons été victimes », poursuit la chanteuse, citée par Euronews. Un olivier (symbole de paix et également d’Israël) déraciné figure tout de même dans le clip (à 1’26 » dans la vidéo ci-dessous).
Musicalement, pas de quoi décoiffer les vieux routiers de l’Eurovision, habitués à plus d’audace. « Ça rappelle les singles gagnants dans X-Factor. Le résultat final est daté et prévisible, commente Wiwiblog, le site de référence des « eurofans ». Ce n’est jamais bon signe quand on décèle à ce point les ficelles. » Techniquement, c’est impeccable, défendent d’autres exégètes. « Ce serait plus facile de détester en bloc si c’était une mauvaise chanson », concède l’animateur Sandeep Singh dans l’émission « Adresse Malmö » sur la télé norvégienne NRK. « C’est une mélodie bien conçue, cette chanson fait partie des prétendants, même si le texte est assez générique. »
Finalement, les plus sceptiques sont à chercher… en Israël, où le chroniqueur du Jerusalem Post parle d’une chanson « ennuyeuse et dénuée d’inspiration ». Notamment parce qu’elle ne comporte que deux phrases en hébreu, et « dans cette période où l’existence d’Israël est en danger, une chanson entièrement dans notre langue aurait porté un tout autre message ».
Drôle d’ambiance dans la Malmö Arena
Difficile de présager de la réaction du public, qui vote à partir des demi-finales, même si la chanteuse est donnée assez haut chez les bookmakers. Les drapeaux palestiniens seront interdits dans la salle – comme tous les ans et la règle vaut pour tous les pays ne prenant pas part au concours. Les drapeaux israéliens seront eux autorisés : « Il sera permis d’agiter des drapeaux israéliens et nous serons les premiers à le faire dans la ‘green room’ [la salle où les candidats qui sont déjà passés répondent aux questions du diffuseur]« , assure le metteur en scène Yoav Tzafir à la chaîne N12.
Rien ne dit que l’atmosphère sera plus rose dans cette fameuse « green room ». Pas moins de neuf concurrents – les représentants du Royaume-Uni, de l’Irlande, de la Norvège, du Portugal, de Saint-Marin, de la Suisse, du Danemark, de la Lituanie et de la Finlande – ont signé un communiqué appelant à un cessez-le-feu, au retour des otages et à l’union contre toute forme de haine, comprenant l’antisémitisme et l’islamophobie. Outre la controverse autour de la présence d’Eden Golan, sa compatriote Tali, qui défend les couleurs du Luxembourg, est de son côté victime de harcèlement sur les réseaux sociaux.
Parmi les signataires de ce texte, le Britannique Olly Alexander s’est aussi élevé contre la présence d’Israël au concours et a signé en novembre dernier une tribune accusant l’Etat hébreu d’apartheid et de génocide. « J’ai signé parce que je suis en faveur d’un cessez-le-feu », s’est-il expliqué dans 20 Minutes. L’artiste irlandais non-binaire Bambie Thug a appelé sur le site GCN.ie à un boycott d’Israël. La société des artistes et compositeurs islandais sur Facebook, la fine fleur de la scène musicale suédoise et finlandaise, sans parler de plusieurs ministres belges sur le réseau social X, l’avaient précédé.
En réponse, une pétition d’artistes, de l’actrice Helen Mirren au chanteur Boy George, a pris la défense d’Eden Golan et du droit d’Israël à participer.
Source: franceinfo