Les entrepreneurs français du secteur des cryptomonnaies sont devenus des cibles de choix pour les malfaiteurs. Tentatives d’enlèvements, séquestrations, demandes de rançon… Depuis début 2025, les affaires se multiplient. Le 13 mai, la fille et le petit-fils du PDG de la plateforme Paymium ont ainsi été victimes d’une tentative d’enlèvement en pleine rue à Paris.
Dix jours plus tôt, le père d’un gérant de société ayant fait fortune dans les monnaies virtuelles avait été kidnappé, en pleine rue, dans la capitale, par des hommes encagoulés. Fin janvier, David Balland, le cofondateur de Ledger, spécialiste des portefeuilles cryptos, avait été enlevé avec sa compagne, puis séquestré violemment pendant quarante-huit heures. A chaque fois, les ravisseurs ont exigé de grosses sommes d’argent en échange de leur libération, n’hésitant pas à mutiler leurs victimes pour montrer leur détermination.
Face à l’augmentation de ces agressions, plusieurs entrepreneurs du milieu affirment que le cadre légal qui est imposé à leurs activités les mettrait en danger. Au lendemain de la dernière tentative de kidnapping en date, la plateforme Paymium s’en est ainsi prise dans un communiqué diffusé sur X à« certaines réglementations financières récentes et en cours d’élaboration » par lesquelles « les pouvoirs publics contribuent à mettre en danger physique les millions de détenteurs de cryptomonnaies ». De quoi s’agit-il exactement ? Franceinfo récapitule.
La réglementation impose de conserver les données des clients
Pour mieux comprendre ces critiques, il faut d’abord revenir sur les réglementations auxquelles sont soumis les dirigeants de société de cryptomonnaie. Si ce secteur est longtemps resté sous les radars des autorités de régulation, il est désormais visé par les mêmes règles que l’ensemble des institutions bancaires. « Comme on les a rattachés au droit commun, toutes les transactions doivent être traçables », explique Alexandre Archambault, avocat en droit du numérique, interrogé par franceinfo.
Depuis le 30 décembre 2024, l’article 4 du règlement européen sur les transferts de fonds impose à tous les prestataires de services crypto de collecter lors de chaque transaction des données personnelles. Le nom des clients, leurs adresses physiques et surtout la liste des portefeuilles externes dans lesquels sont conservées leurs cryptomonnaies doivent ainsi être soigneusement consignés.
« Les entreprises sont obligées de connaître le nom de leurs clients », justifie Sibylle Diallo-Leblanc, avocate en droit commercial spécialisée en cryptoactifs. Accessibles à la justice sur demande, ces informations permettent aux gouvernements européens de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement de terrorisme par exemple. Elles sont aussi utiles en cas de vol de cryptomonnaies. « Cela a permis de résoudre des enquêtes compliquées en quelques heures, puisqu’il est beaucoup plus simple de retrouver l’identité des malfaiteurs », note Alexandre Archambault.
Des risques de piratage qui menacent les acteurs du secteur
Les patrons de cryptos s’inquiètent toutefois du risque que pose cette conservation d’informations personnelles en cas de piratage et de fuite de données. « On est en train de constituer des fichiers parce qu’on [y] est obligés par la loi, [mais] ces fichiers sortiront, ils seront hackés », s’est alarmé sur franceinfo Alexandre Stachtchenko, directeur stratégique de Paymium.
« Concrètement, on met des gens en danger physiquement en constituant des registres gigantesques dans lesquels les criminels n’auront plus qu’à faire leur marché en sélectionnant qui est le plus riche en Europe et où il habite. »
« Seules les grandes plateformes comme Binance peuvent suffisamment investir dans leur sécurité [pour se protéger de ces dangers], les petites et moyennes entreprises n’en ont pas les moyens », ajoute Jenna Scaglia, avocate spécialisée dans le secteur des cryptoactifs. Mais le manque de moyens n’est pas propre aux cryptoactifs : la vulnérabilité face aux cyberattaques touche aussi d’autres secteurs sensibles. « C’est un problème qui se pose dans tous les secteurs : des hôpitaux ou l’Assurance-maladie, se font aussi hacker », nuance Alexandre Archambault.
La publicité des informations légales pointée du doigt
Si certaines données peuvent se retrouver entre de mauvaises mains en cas de fuite, nombre d’entrepreneurs dénoncent le fait que d’autres informations sont disponibles librement en ligne. En effet, les adresses des domiciles des dirigeants sont parfois inscrites sur des sites d’information légale tels que Pappers ou Societe.com. Cela résulte d’une obligation : la justice doit connaîtrela domiciliation des entrepreneurs des sociétés, comme le prévoit l’article R 123-54 du code de commerce. Cette obligation concerne tous les secteurs, et s’applique donc logiquement aussi aux entreprises de cryptomonnaie.
Certains entrepreneurs du secteur demandent donc leur anonymisation pour se protéger. « Cela paraît compliqué d’anonymiser les dirigeants d’entreprise, on a un besoin de transparence, juge Sibylle Diallo-Leblanc. Mais ces informations n’ont pas nécessairement à être affichées publiquement. »
La législation devrait encore se durcir dans les prochaines années. La récente loi contre le narcotrafic comporte ainsi un volet « crypto », afin de frapper au portefeuille les trafiquants de drogues qui recourent aux cryptomonnaies pour blanchir leur argent sale. Le législateur s’attaque aux dispositifs d’anonymisation, comme les « mixeurs » de cryptomonnaies, destinés à rendre les fonds intraçables.
Le 1er janvier 2026, une directive baptisée DAC 8 entrera également en vigueur. Elle obligera les plateformes à déclarer aux autorités fiscales certaines informations sur les transactions, comme leur montant. Enfin, l’Europe cible aussi les portefeuilles et les cryptomonnaies permettant l’anonymat et souhaite les restreindre à horizon 2027, pour lutter là aussi contre le blanchiment d’argent.
Des mesures de protection spécifiques
« Ces lois ont aussi pour but de protéger les entrepreneurs », plaide Alexandre Archambault. Et pour cause, les entrepreneurs de ce secteur et leurs proches sont particulièrement visés par les criminels. « Il y a l’idée qu’il y a énormément d’argent à se faire, assez rapidement, et qu’il y a un butin à prendre sans forcément qu’il y ait de contrôle », avance Jenna Scaglia. « Cela paraît plus facile aux malfaiteurs de voler des cryptos que de braquer une banque ou une bijouterie », affirme-t-elle.
D’après Sibylle Diallo-Leblanc, cette croyance est renforcée par une répression judiciaire qui n’est pas encore à la hauteur des enjeux. « La justice n’est à ce jour pas bien formée, il est donc parfois difficile de retrouver les malfaiteurs qui eux pensent qu’ils ont un sentiment d’impunité« , assure-t-elle.
Pour améliorer la protection des patrons de cryptomonnaies, Bruno Retailleau a annoncé la mise en place de plusieurs mesures, comme un accès prioritaire au numéro d’urgence 17, une consultation de sûreté de leurs domiciles par les référents sûreté de la police et de la gendarmerie nationales, ainsi qu’un briefing sécurité assuré par les unités d’élite d’intervention de la gendarmerie et de la police. Le ministre de l’Intérieur a aussi déclaré vouloir renforcer la traçabilité des cryptomonnaies. Si le but est de freiner la délinquance, ces décisions écornent la philosophie des cryptomonnaies, qui se sont créées en opposition aux contraintes des institutions bancaires traditionnelles.