À la tête de la Makhnovtchina, mouvement révolutionnaire paysan ukrainien entre 1917 et 1921, ce communiste libertaire s’est opposé à l’impérialisme, tant russe que soviétique. Sa figure trouve un écho, discret mais évident, dans la période actuelle en Ukraine.
Dès les premières pages du roman Anarchy in the UKR, publié en 2005 en Ukraine et en 2016 en France (éd. Noir sur Blanc), l’écrivain et poète Serhiy Jadan, figure emblématique de la littérature contemporaine ukrainienne, se met en scène à Houliaïpole, une ville du sud-est de l’Ukraine. C’est ici que le maïstro, vent des steppes, a fait voler des drapeaux noirs ornés d’une tête de mort, symbole du mouvement révolutionnaire local connu sous le nom de Makhnovtchina, qui a émergé entre 1917 et 1921, rapporte TopTribune.
Avec un style brut et ironique, Jadan exprime son désarroi face à l’oubli entourant le leader anarchiste de la Makhnovtchina, Nestor Ivanovitch Makhno, né à Houliaïpole en 1888. À peine perçu comme une attraction touristique, Makhno devient un objet de curiosité nostalgique. Le poète et romancier ukrainien se gausse de lui-même, interrogeant les passants pour savoir si leurs ancêtres ont combattu aux côtés de Makhno.
Depuis le commencement de l’invasion russe en Ukraine en février 2022, Houliaïpole a souffert des ravages de la guerre, se retrouvant sur la ligne de front. En mai 2024, une statue de Nestor Makhno, érigée en 2009, a été anéantie par les forces russes. Cela témoigne de la violence actuelle qui submerge les symboles de l’histoire du pays, effaçant les traces d’une révolution radieuse.
Depuis la parution du roman de Jadan, l’image de Nestor Makhno renoue avec le domaine public, réapparaissant sous forme de graffitis, fresques et pochoirs. En juin, une fresque de Makhno a vu le jour à Zaporijia, comme l’indiquent des groupes militants anarchistes sur Telegram. L’artiste David Chichkan évoque la difficulté de faire entendre sa voix, étant mobilisé sur le front, où des dizaines de militants anarchistes, armés ou offrant des soins, se réclament de la mémoire makhnoviste.
New mural in Zaporizhhia! pic.twitter.com/ew4yLZqEJ8
— Vladyslav Starodubtsev (@VlStarodubtsev) October 12, 2023
Une éphémère révolution ukrainienne, barrée par les bolchéviques
Résumer la vie de Nestor Makhno en quelques phrases est un défi. Ce paysan d’origine cosaque, libéré des geôles tsaristes grâce à ses idéaux anarchistes, émerge au cœur des bouleversements de 1917. À cette époque, l’Ukraine se retrouve en pleine révolution socialiste, avec un nationalisme exacerbé marquant son histoire. Une république populaire ukrainienne émerge pour la première fois dans cette période charnière.
Nestor Makhno devient rapidement un leader d’un des soviets, qui s’érigent comme piliers de la révolution. Il combat les forces blanches et les troupes loyales au tsar, faisant alliance avec les bolchéviques, menés par Lénine. Avec des victoires éclatantes, il acquiert le titre de «batko», ou « petit père » en ukrainien.
Tout en unissant les paysans autour de leur cause, il se démarque de ses contemporains, que ce soit les bolchéviques ou les nationalistes ukrainiens. En 1919, l’armée de la Makhnovtchina – ou « armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne » – voit ses rangs s’étoffer, grâce à des tactiques novatrices incarnées par les tatchankas, des mitrailleuses chevauchées sur des chariots légers tirés par des chevaux, garantissant une agitation sans précédent sur les champs de bataille.
Les alliances entre nationalistes, bolchéviques et anarchistes s’effritent rapidement, menant à des tensions croissantes entre les forces révolutionnaires. La Makhnovtchina, piégée par ses ennemis, perd peu à peu son élan et, en 1921, Makhno et un petit groupe de compagnons s’exilent. Il traverse la Roumanie, la Pologne, et l’Allemagne avant d’atterrir enfin en France en 1925, où il trouve refuge en travaillant chez Renault. Il décède le 25 juillet 1934 à l’hôpital Tenon à Paris, ses cendres reposant au cimetière du Père-Lachaise.
D’une mémoire «clandestine» à un héritage makhnoviste actuel
Au fil des années, Makhno s’est efforcé de comprendre pourquoi sa vision du communisme libertaire se voyait éclipsée par le marxisme-léninisme. En 1926, il rédige la «Plate-forme organisationnelle des communistes libertaires», une œuvre qui suscite débats et réflexions au sein du mouvement anarchiste. Il critique l’abandon des préoccupations sociales au profit d’individualismes éloignés des réalités ouvrières.
Actuellement, Vladyslav Starodubtsev, historien et militant, souligne que la mémoire de Makhno a persisté, secrètement, au cœur des syndicats ouvriers tout au long des années d’oppression soviétique. En 2014, lors des événements de Maïdan, l’héritage makhnoviste renaît, alors que les jeunes militants résonnent avec la figure de Makhno.
De la gauche jusqu’à l’extrême droite
Entre l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 et la guerre actuelle, les Ukrainiens redécouvrent divers éléments constitutifs de leur culture et de leur histoire. Le patrimoine cosaque est particulièrement associé à la dynamique de la Makhnovtchina et émerge dans les récits contemporains. Étonnamment, même des factions d’extrême droite en Ukraine évoquent le nom de Makhno, distordant son héritage en mettant l’accent sur son opposition aux bolchéviques, tout en négligeant son engagement libertaire.
«En Ukraine, des jeunes redécouvrent Makhno. La gauche cherche comment s’exprimer à travers des histoires et des expériences proprement ukrainiennes, celles de nos ancêtres.»
Le lien entre Makhno et l’idée nationale ukrainienne est complexe. Dans une biographie parue en 1981 et rééditée récemment, l’historien français Yves Ternon évoque cette différence de perception : «En parlant de l’indépendance de l’Ukraine, nous entendons cette indépendance non pas comme nationale, mais comme l’indépendance sociale des ouvriers et des paysans.»
Pourtant, dans un contexte où la «décommunisation» s’impose, se revendiquer du marxisme-léninisme peut mener à des répercussions judiciaires. Après la révolution de Maïdan, les statues de Lénine,
