De l'objet scandaleux à l'ustensile incontournable : l'évolution de la fourchette en Europe

De l’objet scandaleux à l’ustensile incontournable : l’évolution de la fourchette en Europe

12.10.2025 09:15
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Née dans l’Empire byzantin, adoptée en Italie, puis diffusée en Europe grâce à des mariages royaux et à l’influence de grandes reines, la fourchette est devenue au fil des siècles un symbole de propreté, de civilité et de raffinement.

Aujourd’hui, on prend à peine conscience de saisir une fourchette. Elle fait partie d’un service de couverts standard, aussi indispensable que l’assiette elle-même. Mais il n’y a pas si longtemps, cet ustensile désormais bien banal était accueilli avec méfiance et moquerie, allant jusqu’à causer un scandale. Il a fallu des siècles, des mariages royaux et une pointe de rébellion culturelle pour que la fourchette passe des cuisines de Constantinople (l’actuelle Istanbul) aux tables d’Europe, rapporte TopTribune.

Un couvert scandaleux

Les premières versions de la fourchette ont été retrouvées dans la Chine de l’âge du bronze, bien qu’elles aient probablement servi surtout à la cuisson et au service des aliments. Les Romains disposaient de fourchettes élégantes en bronze et en argent, mais là encore principalement pour la préparation des repas.

Manger avec une fourchette – surtout une petite fourchette personnelle – restait rare. Au Xe siècle, les élites byzantines l’utilisaient librement, choquant leurs invités venus d’Europe occidentale. Vers le XIe siècle, la fourchette de table commença à faire son apparition à travers l’Empire byzantin.

En 1004, Maria Argyropoulina (985-1007), sœur de l’empereur Romanos III Argyros, épousa le fils du Doge de Venise et provoqua un scandale en refusant de manger avec ses doigts. Elle se servait d’une fourchette en or. Plus tard, le théologien Pierre Damien (1007-1072) déclara que la vanité de Maria, qui utilisait des « fourchettes en métal artificiel » au lieu des doigts donnés par Dieu, avait provoqué le châtiment divin de sa mort prématurée, survenue dans sa vingtaine.

Pourtant, au XIVe siècle, la fourchette était devenue courante en Italie, en partie grâce à l’essor des pâtes. Il était beaucoup plus facile de manger des filaments glissants avec un instrument à dents qu’avec une cuillère ou un couteau. L’étiquette italienne adopta rapidement la fourchette, surtout parmi les riches marchands, et c’est par cette classe aisée que la fourchette fut introduite dans le reste de l’Europe au XVIe siècle, grâce à deux femmes.

Le rôle de Bonne Sforza

Née dans les puissantes familles Sforza de Milan et d’Aragon de Naples, Bonne Sforza (1494-1557) grandit dans un monde où les fourchettes étaient utilisées et, mieux encore, à la mode. Sa famille était rompue aux raffinements de l’Italie de la Renaissance : l’étiquette de cour, le mécénat artistique, l’habillement ostentatoire pour hommes et femmes et les repas élégants.

Lorsqu’elle épousa Sigismond Ier, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie en 1518, devenant reine, elle arriva dans une région où les usages à table étaient différents. L’usage des fourchettes y était largement inconnu. Dans les cours de Lituanie et de Pologne, l’usage des couverts restait limité. Cuillères et couteaux servaient pour les soupes, les ragoûts et la découpe de la viande, mais la plupart des aliments étaient consommés avec les mains, aidés de pain ou de « tranchoirs » – de grosses tranches de pain rassis servant à absorber les jus des plats.

Cette méthode, à la fois économique et profondément ancrée dans les traditions culinaires de la noblesse, reflétait une étiquette sociale où les plats communs et le repas partagé étaient la norme. La cour de Bonne Sforza introduisit les manières italiennes dans la région, apportant davantage de légumes, du vin italien et, surtout, la fourchette de table.

Si au départ, son usage était probablement limité aux occasions formelles ou aux cérémonies de cour, il fit forte impression. Au fil du temps et surtout à partir du XVIIe siècle, la fourchette se généralisa parmi la noblesse polonaise et lituanienne.

Catherine de Médicis et la France

Catherine de Médicis (1519-1589) naquit au sein de la puissante famille florentine des Médicis, nièce du pape Clément VII. En 1533, à l’âge de 14 ans, elle épousa le futur roi français Henri II, dans le cadre d’une alliance politique entre la France et la papauté, quittant ainsi l’Italie pour rejoindre la cour de France.

Catherine de Médicis introduisit les fourchettes en argent et les usages culinaires italiens à la cour. Comme pour Bonne Sforza, ces nouveautés faisaient partie de son trousseau. Elle arriva d’Italie avec des cuisiniers, des pâtissiers, des parfumeurs, mais aussi des artichauts, des truffes et une vaisselle raffinée. Son sens culinaire contribua à transformer les repas de cour en véritables spectacles.

Si la légende a sans doute amplifié son influence, de nombreux plats aujourd’hui considérés comme emblématiques de la cuisine française trouvent en réalité leur origine dans sa table italienne : la soupe à l’oignon, le canard à l’orange ou encore le sorbet.

La « bonne façon » de manger

Voyageur insatiable, l’écrivain anglais Thomas Coryate (1577-1617) rapporta au début du XVIIe siècle des récits d’Italiens utilisant des fourchettes, une pratique qui paraissait encore ridiculement affectée dans son pays. En Angleterre, l’usage de la fourchette au début du XVIIe siècle passait pour un signe de prétention. Même au XVIIIe siècle, on considérait qu’il était plus viril et plus honnête de manger avec un couteau et les doigts.

Mais à travers l’Europe, le changement était en marche. La fourchette commença à être perçue non seulement comme un ustensile pratique, mais aussi comme un symbole de propreté et de raffinement.

En France, elle devint un reflet de la civilité de cour. Au XVIIIe et XIXe siècles, les fourchettes spécialisées se multiplièrent : pour le pain, les cornichons, la glace ou le poisson. En Angleterre, son usage finit par devenir un marqueur social : la « bonne façon » de la tenir distinguait les gens polis des malappris.

Avec l’essor de la production de masse au XIXe siècle, l’acier rendit les couverts abordables et la fourchette devint omniprésente. À cette époque, le débat ne portait plus sur la question d’en utiliser une, mais sur la manière correcte de s’en servir. Les manuels de savoir-vivre dictaient désormais les règles : pas question de ramasser les aliments comme avec une cuillère, ni de les piquer sauvagement, et toujours tenir la fourchette dents vers le bas.

Il fallut des scandales, des toquades royales et des siècles de résistance pour que la fourchette s’impose à table. Aujourd’hui, il est presque impossible d’imaginer manger sans elle.

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