Comment la Turquie s'est retrouvée à organiser un sommet sur la guerre en Ukraine
Comment la Turquie s'est retrouvée à organiser un sommet sur la guerre en Ukraine

Comment la Turquie s’est retrouvée à organiser un sommet sur la guerre en Ukraine

15.05.2025 11:01
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La Turquie accueille jeudi 15 mai à Istanbul la reprise des négociations entre la Russie et l’Ukraine. Dimanche, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a ainsi déclaré qu’il y « attendrait » personnellement son homologue russe Vladimir Poutine. De son côté, le Kremlin ne confirme ni sa venue, ni la composition de la délégation russe. Quant à Donald Trump, en tournée dans le Golfe, il sera représenté par Marc Rubio, le chef de la diplomatie américaine. Le président des Etats-Unis a néanmoins évoqué mercredi la « possibilité » de se rendre en Turquie si le président russe s’y déplace.

La Turquie, membre de l’Otan, tente de s’imposer comme acteur pivot depuis le début de la guerre. En 2022, elle avait notamment accueilli des discussions entre Russes et Ukrainiens à Antalya, puis à Istanbul, et avait joué un rôle central dans la mise en œuvre de l’accord céréalier négocié avec l’ONU. Une médiation saluée à l’époque par les Nations unies, qui conforte aujourd’hui la posture d’intermédiaire que revendique Ankara. Franceinfo vous explique comment le pays est devenu médiateur dans la guerre en Ukraine.

Au cœur de l’accord céréalier

La posture turque vis-à-vis de la guerre en Ukraine s’est d’abord matérialisée à travers l’accord céréalier négocié à l’été 2022. Fruit d’intenses tractations entre Moscou, Kiev, Ankara et l’ONU, cet accord a permis l’exportation de millions de tonnes de céréales ukrainiennes via la mer Noire, évitant une crise alimentaire, notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, très dépendants des importations agricoles en provenance d’Ukraine. « C’est essentiellement ce succès-là que la Turquie met en avant aujourd’hui pour proposer d’autres rencontres », souligne Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris.

Mais cette position de médiateur est loin d’être inédite. Selon le think tank américain Hudson Institute, Ankara s’efforce « depuis des siècles » de contenir l’expansion russe au sud, plus précisément autour de la mer Noire, « là où elle menace directement la sphère d’influence de la Turquie ». La région, à la croisée des zones slave, turc et balkanique, représente notamment un corridor vital pour le commerce, par lequel transitaient 40% des exportations mondiales de céréales avant la guerre en Ukraine, rapporte Le Monde. La Turquie contrôle l’accès à cette mer via les détroits du Bosphore, situé à la frontière entre l’Europe et l’Asie, et des Dardanelles, qui relie la mer Egée à la mer de Marmara, au sud-ouest d’Istanbul. Une configuration qui place Ankara en position de verrou maritime.

« Empêcher la domination russe dans la mer Noire reste une priorité absolue, car une Ukraine forte sert de contrepoids à l’expansion russe », souligne le Hudson Institute. Dès février 2022, date du début de la guerre en Ukraine, Ankara a ainsi fermé ces détroits à toutes les marines étrangères, gelant les positions navales des puissances extérieures. Cette décision a protégé son flanc nord tout en limitant une intervention directe de l’Otan contre la Russie, selon le think tank Washington Institute. Une position qui lui permet actuellement de conserver une certaine neutralité.

D’autres puissances ont tenté de concurrencer Ankara. « L’Arabie saoudite a failli remplacer la Turquie dans son rôle de médiateur. Cela a rendu les Turcs jaloux », note Bayram Balci. Mais Riyad ne semble pas parvenir à rivaliser avec l’ancrage géographique et stratégique de la Turquie, estime le chercheur. Quant à l’Europe, « elle a basculé dans le camp ukrainien, elle ne peut plus être crédible comme médiatrice », souligne-t-il.

Ankara cultive son « ambivalence »

Si la Turquie organise des rencontres entre l’Ukraine et la Russie, les marges de manœuvre pour parvenir à un cessez-le-feu restent toutefois étroites. Le refus de Moscou de reconnaître la légitimité de l’Ukraine sur la Crimée, le Donbass ou la région Louhansk, tout comme la participation de la Turquie à des missions de sécurité en mer Noire avec la Bulgarie et la Roumanie, tendent les lignes diplomatiques. « La Russie pourrait s’opposer au rôle de médiateur de la Turquie en raison de son soutien militaire à l’Ukraine », estime de son côté le think tank Center for Strategic and International Studies.

Autre élément qui permet à la Turquie d’endosser le rôle de médiatrice : son « ambivalence », selon Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitologue et auteur du Monde vu d’Istanbul.

Ankara condamne ainsi l’agression russe, mais ne rejoint pas les sanctions occidentales. Elle défend l’intégrité territoriale ukrainienne, notamment sur la Crimée, et appelle la Russie à retirer ses Troupes, mais poursuit ses échanges commerciaux et énergétiques avec Moscou. « Cet exercice d’équilibre découle de la lecture que fait la Turquie de l’ordre mondial, qu’elle considère comme plus multipolaire et moins centré sur l’Occident », analyse le Center for Strategic and International Studies. 

Dès les premiers jours de l’offensive russe, les drones turcs Bayraktar TB2 ont contribué à ralentir l’avancée de Moscou, explique l’institut de recherche. Une coopération militaire qui a « mis en colère Vladimir Poutine », souligne Bayram Balci. « Mais en même temps, il voit bien qu’il ne peut pas non plus complètement rompre avec Ankara », explique le chercheur, évoquant notamment l’interdépendance économique entre les deux pays. En 2022, 5,3 millions de touristes russes ont visité la Turquie, s’imposant comme « une destination privilégiée pour les oligarques sanctionnés« , selon le Washington Institute.

A l’économie, s’ajoute également l’interdépendance énergétique entre les deux pays, rapporte le think tank. En 2022, Vladimir Poutine a notamment transféré cinq milliards de dollars pour la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu, située dans le centre de la Turquie, selon le média Turkish Minute. Une somme qui a permis à Recep Tayyip Erdogan d’amortir les effets de la crise économique à l’approche de l’élection présidentielle en 2023, analyse le Washington Institute.

Une puissance en dehors des blocs

Depuis le début des années 2000, et plus nettement à partir de 2011, Ankara affiche sa volonté de s’imposer comme une puissance régionale, quitte à provoquer des tensions avec ses partenaires occidentaux, notamment en Libye, souligne la Revue de défense nationale« La ‘Nouvelle Turquie’ d’Erdogan veut s’autonomiser à l’égard de ses alliés occidentaux », confirme Jean-Sylvestre Mongrenier. Si la Turquie sait qu’elle « n’a pas les moyens de proposer un ordre mondial alternatif, le pays cherche aujourd’hui à s’imposer dans un monde en recomposition », complète Bayram Balci. « Cette crise a permis à Ankara de démontrer qu’elle restait un acteur de premier plan dans la sécurité de l’Europe », ajoute-t-il, évoquant notamment le blocage de la marine russe dans la mer Noire.

Pour le chercheur, la guerre en Ukraine permet également à la Turquie de se repositionner face à une Union européenne critique vis-à-vis du régime de Recep Tayyip Erdogan. Depuis la tentative de coup d’Etat en 2016, Ankara s’est enfoncée dans une gouvernance autoritaire, marquée par la répression de l’opposition, le contrôle des médias et un verrouillage des institutions. Un tournant qui a éloigné durablement le pays des standards démocratiques européens, compliquant le processus d’adhésion à l’UE.

Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, la position d’Ankara traduit aussi l’ambition d’une puissance régionale autonome, qui refuse de se fondre dans un bloc. « Elle n’a pas les moyens d’édifier un ordre international alternatif, ce n’est pas une superpuissance, mais elle joue au mieux dans les interstices », analyse-t-il. « Ankara n’a pas les moyens d’imposer un modèle, mais elle rappelle que l’ère de la domination occidentale exclusive est révolue », soutient de son côté Bayram Balci.

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