En plein boom dans le cinéma, l’IA suscite de vifs débats aussi bien artistiques qu’économiques, certains craignant qu’elle ne remplace à terme des pans entiers de l’industrie cinématographique. Présents à Cannes, les professionnels du secteur misent sur la pédagogie et un cadre légal plus strict pour convaincre.
Souvent présenté comme le gardien du temple du cinéma d’auteur, le Festival de Cannes n’est pas pour autant hermétique au grand spectacle, comme il l’a encore prouvé cette année en réservant une place de choix au nouvel épisode de « Mission Impossible ».
Il en va de même pour les innovations technologiques et en particulier l’intelligence artificielle, très présente cette année, malgré les nombreuses polémiques quant à son utilisation dans le septième art.
Entre les accusations de « pillage » d’œuvres protégées, pour nourrir les modèles génératifs, et les craintes de destruction massives d’emplois, notamment dans les domaines du doublage et l’écriture scénaristique, l’IA fait jaser sur la Croisette. Elle s’immisce jusque dans l’intrigue de certains films, incarnation du mal dans la superproduction de Tom Cruise – Ethan Hunt y affronte l' »Entité », une IA maléfique – ou de manière plus ambiguë en assistant virtuel, un brin manipulateur, d’une écrivaine en mal d’aspiration dans le thriller « Dalloway », de Yann Gozlan, deux films présentés hors compétition.
« Lorsque nous présentons nos outils aux réalisateurs, il y a souvent une forme de réticence », reconnaît un professionnel du secteur rencontré au Village innovation, nouvel espace dédié aux technologies innovantes dans le cinéma. « La plupart ne sont pas nés cinéastes, ils ont été assistants ou monteurs avant, et nous disent d’emblée qu’ils ne veulent pas contribuer à faire disparaitre ces emplois. Mais lorsqu’ils voient l’apport créatif et les nouvelles possibilités que nos outils offrent, leur perception évolue. »
Ces dernières années, l’IA a connu une évolution fulgurante, pénétrant les usages quotidiens. Il en va de même pour la production de films, où l’intelligence artificielle peut désormais être utilisée à tous les étages du processus : aide à l’écriture de scénarios, création d’ambiance sonore ou de décors et même rajeunissement des personnages comme dans le film « Here » (2024) de Robert Zemeckis, avec Tom Hanks et Robin Wright.
« La vague arrive et il est impossible de l’arrêter, notre seule option est de surfer dessus », explique un intervenant lors d’un panel dédié à l’IA, dans le cadre du Festival de Cannes. Le sujet intéresse : il n’y a pas assez de chaises pour le public venu en nombre.
Des spectateurs numériques pour tester des scripts
À l’entrée du Village innovation, dans un petit stand, Alex Gocke enchaîne les rendez-vous. Son écran affiche des graphiques multicolores et des scores. « À partir d’un script ou d’une vidéo, nous proposons d’évaluer les réactions émotionnelles des spectateurs. Nous pouvons tester l’intérêt que suscite une scène ou même un choix de casting », explique le représentant de l’entreprise Largo.ai. À partir de sondages sur des personnes réelles, son IA a fabriqué des « jumeaux numériques », copiant leurs comportements et réactions, ce qui permet à l’entreprise de mener des tests sur des audiences précises avec un haut degré de fiabilité.

« Bien sûr, toutes ces personnes ont donné leur consentement », souligne Alex Gocke, qui affirme ne travailler que sur des données accessibles légalement, qu’elles soient publiques ou issues d’accords avec des partenaires.
Indeana Underhill, dont l’organisation basée à Los Angeles aide de jeunes réalisateurs à développer leurs projets, est très intéressée par le produit de Largo.ai. « Dans mon industrie, beaucoup de gens critiquent l’IA mais le type d’outils développés par Largo peut être très utile aux jeunes cinéastes pour obtenir des financements car ils peuvent présenter aux investisseurs les statistiques qui correspondent à leurs scripts. »
Des statistiques qui permettent de concocter un script sur mesure pour une audience… au détriment de la créativité ? « Beaucoup de gens font des films pour un public, qu’il s’agisse de comédies romantiques, de films d’horreur ou de science-fiction » poursuit la Californienne.
« Comprendre ce qui lui plaît et qui fonctionne est donc un élément important à prendre en compte dans le processus créatif. »
Créé il y a cinq ans à Lausanne, la start-up suisse Largo.ai a connu une forte croissance en Europe mais également à Hollywood. En 2025, elle est parvenue à lever 7,5 millions de dollars auprès d’investisseurs, dont la star américaine Sylvester Stallone.
Des acteurs aux voix clonées
En face du bureau de Largo.ai, trois jeunes au look d’étudiant discutent derrière un pupitre. Il s’agit de l’équipe de Respeecher, une entreprise ukrainienne, dont le travail a suscité une vive polémique avant les derniers Oscars. Spécialiste du clonage de voix, la société est intervenue pour effacer l’accent d’Adrien Brody dans ses dialogues en hongrois dans le film « The Brutalist ». Révélée dans une interview par le monteur du film, l’information avait suscité un vif débat sur l’authenticité de la performance de la star, ce qui ne l’a pas empêché de remporter l’Oscar du meilleur acteur.
« L’industrie hollywoodienne est en général assez réticente face aux innovations car il n’est pas toujours facile de faire comprendre au public ce que sont ces outils et comment ils sont utilisés », souligne Alex Serdiuk, co-fondateur de l’entreprise, qui a également travaillé sur un autre film récompensé aux Oscars : « Emilia Perez » de Jacques Audiard. Les capacités vocales de l’actrice principale, Karla Sofía Gascón, y avaient été améliorées lors de scènes chantées.
En avril, l’Académie des Oscars a introduit une nouvelle règle autorisant l’utilisation de l’IA dans les films sélectionnés aux Oscars, tout en affirmant que la part de création humaine demeurerait un élément déterminant dans le choix des œuvres.
Pour Alex Serdiuk, l’IA doit être perçue comme un outil et non une menace. « L’industrie a tendance à considérer que tout ce qui est associé à l’IA a vocation à remplacer les êtres humains. Alors qu’elle permet au contraire d’améliorer la créativité humaine. L’IA ne remplacera jamais la créativité humaine, elle n’en a pas les capacités. »
D’autres, au sein même du secteur, se montrent plus dubitatifs. « L’IA est un outil très puissant qui progresse extrêmement vite, il est légitime d’en avoir peur », explique David Defendi Genario, président du studio Genario. « On ne sait pas comment cette technologie va évoluer et il est en réalité très difficile de prédire les dégâts qu’elle peut faire. C’est pourquoi les États doivent légiférer pour encadrer son utilisation et dans ce domaine beaucoup reste à faire. »
Encore balbutiante, la législation encadrant l’IA avance en ordre dispersé. En juin 2024, l’Union européenne a adopté un règlement sur l’intelligence artificielle, qui s’applique aussi au cinéma et à l’audiovisuel. Le texte prévoit notamment la transparence sur les données utilisées pour entraîner les modèles IA et le respect du droit d’auteur.
Après une grève historique en 2023, les syndicats de scénaristes et acteurs américains ont obtenu plusieurs garanties, dont l’interdiction d’imposer l’IA comme outil aux auteurs et d’utiliser l’image ou la voix des acteurs sans leur consentement.
À l’inverse, le président américain, qui a encouragé les investissements massifs dans l’IA depuis son retour à la Maison Blanche, souhaite quant à lui limiter au maximum la régulation du secteur.