Qu’ils aient été blessés chez eux, sur le front ou en captivité, des centaines de civils et de soldats ukrainiens ont déjà été pris en charge par le projet caritatif « Unburned », qui cherche à redonner « dignité et qualité de vie » à ses patients.
Le stylo laser passe et repasse sur la joue boursouflée. Prochaine zone : le haut des lèvres, puis les contours de l’œil gauche. Allongée sur le fauteuil de soins, Nadyia tressaute, grimace de douleur, mais se retient de pleurer. « Ça va ? », questionne la docteure, penchée au-dessus de son visage. Dans les locaux de la clinique Medestet, à Kiev, la mère de famille de 31 ans n’est pas une patiente tout à fait comme les autres. Si elle a poussé la porte de cette établissement spécialisé en chirurgie esthétique, c’est grâce au projet associatif baptisé « Unburned » dédié aux blessés de guerre en Ukraine, soldats et civils, qu’ils soient brûlés, mutilés, ou les deux.
Il y a d eux ans, presque jour pour jour, Nadyia et sa fille se rendent à l’école quand elles sont violemment projetées au sol. Un hélicoptère EC225 Super Puma en route pour la ligne de front vient de s’écraser juste à côté, dans un jardin d’enfants de Brovary, commune située au nord de la capitale ukrainienne. Présent à bord de l’appareil, ce 18 janvier 2023, l e ministre de l’Intérieur ukrainien, Denys Monastyrsky, est tué sur le coup. Le crash fait au total seize morts et vingt-cinq blessés. « C’est un miracle qu’on ait réussi à s’en sortir vivantes, soupire la mère au foyer. On était à sept ou dix mètres de l’explosion. J’ai agrippé ma fille par le bras et on s’est échappées. »

Nadyia découvre l’ampleur des blessures. Sa fille de 8 ans souffre de multiples brûlures au niveau des jambes. Elle aussi, sur les cuisses, les mollets, mais également au visage. Certaines marques, d’un rose violacé, s’étalent sur plus de 30 centimètres. « J’ai accepté mes cicatrices, ça ne m’empêche pas de travailler, de bouger. Mais ces soins, ça va améliorer ma vie, je vais me sentir mieux », enchaîne Nadyia, qui s’estime « chanceuse » au regard de la catastrophe. « On ne peut pas faire disparaître les cicatrices, mais on peut agir sur leur coloration et la texture des tissus pour qu’elles se fondent mieux dans le décor », analyse la docteure Viktoria, au milieu des effluves de gel utilisé pour soulager l’échauffement dû au laser.
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Si le procédé laisse des traces, elles sont heureusement temporaires. « En général, ma peau reste rouge et très sensible pendant 24 heures, voire un peu plus », témoigne Nadyia, qui confie vouloir « récupérer son visage d’avant ». Même à des centaines de kilomètres des champs de bataille, elle a été marquée dans sa chair par la guerre. Les blessés accueillis par le programme « Unburned » sont d’ailleurs en majorité des civils, rejoints par des soldats parfois gravement touchés au front.
« Toutes les blessures propres à la guerre, et pire encore… »
Entre les allées et venues des patients, Maksym Turkevych, directeur du projet « Unburned », s’avoue être « parfois débordé » par l’ampleur que prend le programme, financé par du mécénat privé. « Nous mettons un point d’honneur à soigner les gens gratuitement. Et les demandes nous viennent de toute l’Ukraine. » Les médecins spécialisés dans ce type de procédure « ont été assez difficiles à trouver », confie le jeune responsable de 21 ans, mais l’association est aujourd’hui capable de recevoir des blessés dans quatre villes du pays, dont Kiev et Lviv, plus à l’ouest. Au total, près de 300 personnes ont déjà bénéficié de ces soins. « La plus jeune devait avoir à peine 8 ans », souligne Maksym.
« Au début, c’étaient surtout des civils, mais nous recevons de plus en plus de militaires, poursuit-il. Nous traitons des brûlures causées par des explosions, incendies ou bombardements, des produits chimiques, du phosphore blanc, même si cela est interdit par les conventions internationales… » Le traitement des « tatouages de combat », ces traces noires causées par les éclats et la poudre des armes, s’avère particulièrement efficace à la clinique. Il arrive aussi que des soldats amputés aient besoin d’une prise en charge. « Il est possible d’agir sur la peau pour faciliter le contact avec la prothèse, rendre de la dignité et améliorer la qualité de vie des gens », détaille Maksym.
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Parfois, les patients sont d’anciens prisonniers de guerre, torturés en captivité par le régime de Moscou. « On voit défiler toutes les blessures propres à la guerre, et pire encore… », soupire le jeune homme. Les coups de fouet, les brûlures volontaires et les sévices à l’aide d’appareils électriques laissent des hommes marqués à vie. « Le pire, ce sont les croix gammées taillées au couteau par les Russes » dans la peau des captifs ukrainiens, relate Maksym, en faisant défiler des photos de ces mutilations sur son téléphone. Sur les clichés, le symbole nazi est bien visible, même longtemps après la cicatrisation. « C’est très courant, mais, heureusement, ça se traite assez bien. »
Soigner la confiance en soi
Une autre histoire a ému le responsable. Celle de Nataliia, « blessée lors de l’explosion d’une bombe à Marioupol, dans le dortoir où elle se cachait avec ses enfants ». Des éclats d’obus ont labouré son visage, au point de lui faire perdre un œil. Elle a fini par fuir la ville avec son mari et leurs deux fils. Quand elle se présente à l’accueil de la clinique, en août 2022, la mère de famille est « extrêmement déprimée ». « Elle nous explique qu’elle a honte d’emmener son fils à l’école dans cet état, honte de se montrer dans cet état, pour lui et pour elle », explique Maksym. L’équipe médicale lui fait alors une promesse :« Dans un an, vous pourrez emmener votre enfant à l’école ». Peu avant cette échéance, la clinique a reçu une photo de Nataliia, que franceinfo a pu consulter, où la mère de famille s’affiche tout sourire avec son fils. Le cliché a été pris le 1er septembre 2023, jour de rentrée scolaire.
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Depuis quelques mois, le projet « Unburned » propose aussi un accompagnement psychologique. « Nous ne fonctionnons pas comme un hôpital, ce n’est pas comme si les patients entraient et sortaient sans être suivis », précise Maksym. Ces soins complets sont bienvenus pour les soldats notamment. « En théorie, ils devraient être soignés par l’armée, expose le responsable associatif. Mais, en pratique, nous travaillons avec beaucoup de structures militaires, et de plus en plus avec le ministère de la Défense et les services secrets, par exemple. »
Entre-temps, de nouvelles patientes sont arrivées dans la salle d’attente. Certaines sont là pour s’épaissir les lèvres, d’autres pour effacer des rides. Dans le box 2, le bruit du laser a repris. Un grand gaillard – qui ne souhaite pas montrer son visage – est allongé sur le fauteuil. Il a les cheveux ras et porte des bottes de militaire. Viktor est un ancien soldat de 27 ans. Fin 2022, sur le front de Kherson, un drone russe chargé d’explosifs l’a blessé à la joue ainsi qu’à l’œil. » La première fois que j’ai vu ma cicatrice, j’étais choqué, se remémore-t-il. Je ne voulais pas la regarder, c’était très noir. »
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Après un an et demi de traitement, sa balafre grisâtre n’a plus rien à voir avec le gros trait foncé des débuts. « Je suis content du résultat, car on ne voit presque plus rien, se félicite-t-il, en échangeant un sourire avec la médecin. Je m’estime chanceux moi aussi. » Malgré sa guérison rapide, il n’a pour le moment « pas du tout prévu » de repartir au front.
Nadyia, elle, vient de remettre sa veste. La voilà qui file à l’accueil, pour convenir avec la secrétaire de sa prochaine séance de laser. Le rendez-vous aura lieu dans trois semaines, et une « dizaine de séances » seront encore nécessaires pour aider la mère de famille à reprendre le cours de sa vie.