Et si le prochain pape était une femme ? Alors que 133 cardinaux doivent se réunir en conclave à partir de mercredi 7 mai pour élire le prochain souverain pontife après la mort du pape François, cette question n’a pas lieu d’être puisque les femmes n’ont pas accès au sacerdoce. Pourtant, pendant des siècles, la légende d’une femme pape a circulé au sein de l’Église : la papesse Jeanne. On retrouve sa trace dans de nombreux textes anciens.
Agostino Paravicini Bagliani, historien de la papauté médiévale, s’est lancé sur sa piste dans son livre Histoire de la papesse Jeanne : Une enquête au cœur des textes (Presses universitaires de Lyon, 2024). Le médiéviste italien s’est appuyé sur l’étude de 109 textes, dont 106 découlent des trois premiers, pour retracer l’histoire de cette figure légendaire qui fut utilisée pour légitimer l’exclusion des femmes des fonctions cléricales. Il s’agit de la première anthologie de textes sur la papesse Jeanne datés d’avant 1500.
Une femme érudite sous les traits d’un homme
L’histoire la plus complète de la papesse Jeanne a été rédigée par Martin le Polonais vers 1277. Elle situe son pontificat, qui dure, selon l’auteur, deux ans, cinq mois et quatre jours, au milieu du IXe siècle. Le religieux présente Jeanne sous son nom d’homme, Jean l’Anglais, car elle se travestit pour accéder au savoir, puis à la position de pape. Il explique que Jean l’Anglais, originaire du Pays de Galles, est emmené à Athènes par son amant pour étudier. « Là, cette femme devient très instruite », précise Agostino Paravicini Bagliani. Elle part ensuite à Rome, où, toujours travestie en homme, elle connaît un grand succès en tant qu’enseignante. « Elle a parmi ses auditeurs des grands maîtres de la ville, les prélats de la Curie romaine. C’est pour cette raison qu’elle est élue pape », explique l’historien.
Après son élection et ses premiers mois en tant que pape, Jeanne tombe enceinte d’un deuxième amant – un homme qui fait partie de son entourage papal. La papesse accouche de son enfant en public, lors d’une procession dans les rues de Rome. « C’est là qu’on découvre son véritable genre », souligne Agostino Paravicini Bagliani. La mère et l’enfant meurent tous les deux pendant l’accouchement.
De la condamnation institutionnelle au jugement moral
Dans les trois textes les plus anciens racontant l’histoire de la papesse, les auteurs « ne portent aucun jugement moral sur le comportement sexuel de la femme », affirme Agostino Paravicini Bagliani. « Leur condamnation est institutionnelle, c’est-à-dire que son élection est valide, mais que son pontificat n’est pas valable parce que les électeurs ne savaient pas que c’était une femme », poursuit-il.
Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’un jugement moral est porté sur Jeanne dans Les Dames de renom, publié en 1362 par Boccace – qui est aussi le premier écrivain laïc à évoquer la papesse. « C’est un changement de cap absolument clair. Elle n’est pas condamnée prioritairement parce qu’elle a trahi, mais à cause de son comportement sexuel », explique l’historien qui a noté « des phrases misogynes qui viennent d’ailleurs » dans cette biographie. Dans un texte français, la papesse Jeanne est même qualifiée de « putain ». Sur les 109 textes qu’il a étudiés, Agostino Paravicini Bagliani a relevé « une douzaine de textes misogynes ». « Les autres restent dans la tradition de la condamnation du travestissement », précise-t-il.
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Même si elle est évoquée comme un personnage historique dans les textes rassemblés par Agostino Paravicini Bagliani, l’historien est parvenu à prouver que la papesse Jeanne n’a jamais existé en relevant des anachronismes dans les différents récits. De plus, parmi les trois textes fondateurs relatant son histoire, qui datent tous de la deuxième moitié du XIIIe siècle, aucun ne la place au même endroit sur la frise chronologique, alors que les trois auteurs – deux Dominicains et un Franciscain – sont considérés comme « des historiens chevronnés ». « Ils croient à l’existence historique de son pontificat. Ils n’ont aucun doute sur la légitimité de l’élection, mais ils veulent en parler pour l’éliminer de la série légitime des papes », affirme l’auteur de l’Histoire de la papesse Jeanne.
« Rien n’a changé »
Pour Agostino Paravicini Bagliani, les trois textes s’inscrivent « dans une époque où Dominicains et Franciscains entrent pour la première fois de manière précise dans le débat sur l’inaccessibilité de la femme aux ordres sacrés, au sacerdoce ». Ce débat a lieu parce que plusieurs textes plus anciens font état de diaconesses et de femmes prêtres au début de la chrétienté. Les Dominicains et les Franciscains vont tout faire pour « bloquer » ces récits et « passent leur temps à dire que ce n’étaient pas de vraies diaconesses, ni de vraies prêtresses, mais seulement des sacristaines », c’est-à-dire des employées d’un diocèse ou d’une paroisse, explique l’historien italien.
La figure de la papesse qui a trompé ses électeurs sert d’épouvantail : « Il y en a eu une, il ne faut pas qu’il y en ait deux », souligne Agostino Paravicini Bagliani. C’est aussi une stratégie pour empêcher l’accession des femmes au sacerdoce par le sommet de la hiérarchie cléricale. « S’il ne peut pas y avoir de femmes dans des hautes fonctions, il ne peut pas y en avoir en bas », complète le médiéviste. Cette idée infuse toujours aujourd’hui, puisque « rien n’a changé » et que les femmes ne peuvent toujours pas être ordonnées, rappelle-t-il.