Panne de courant en Espagne et au Portugal : le mystère des cinq secondes où le réseau électrique a flanché
Panne de courant en Espagne et au Portugal : le mystère des cinq secondes où le réseau électrique a flanché

Panne de courant en Espagne et au Portugal : le mystère des cinq secondes où le réseau électrique a flanché

30.04.2025
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Cinq secondes, puis le chaos. L’Espagne et le Portugal tentent toujours d’y voir plus clair, mercredi 30 avril, deux jours après la panne géante qui a fait tomber le réseau électrique. L’opérateur espagnol Red Electrica Espanola (REE) a livré une première esquisse de l’enchaînement d’événements qui a précipité la chute massive de la production d’électricité. A 12h33, un premier incident est observé, comparable à une perte de production. Rebelote, une seconde et demie plus tard. Trois secondes et demie après, les fluctuations de courant sont telles que la péninsule ibérique est déconnectée de la France. Le réseau s’est effondré comme un château de cartes, privant des populations entières d’électricité pendant de longues heures.

Mardi matin, REE, qui gère le réseau espagnol, continuait de recueillir les données issues des centres de contrôles, afin de comprendre les causes de ce« black-out » inédit dans l’histoire du pays. Eduardo Prieto, directeur des opérations, a notamment évoqué « une forte oscillation des flux de puissance ». L’opérateur a donc identifié sur le réseau une perturbation de la fréquence, fixée à 50 hertz.

La fréquence surveillée comme le lait sur le feu

Cette fréquence correspond au point d’équilibre entre la production et la consommation d’électricité. Celles-ci doivent toujours être à égalité, car les capacités de stockage (batteries, barrages…) sont encore marginales et onéreuses. Une surproduction ou une sous-production, quand elle n’est pas gérée rapidement, peut faire varier la fréquence, qui donne le « la » du réseau. « Ceci étant, il convient d’adopter la plus grande prudence quant à l’explication de ce qui s’est passé en Espagne », prévient Xavier Guillaud, professeur à l’Ecole Centrale de Lille, « car on ne sait pas encore ce qui s’est produit. »

Ces variations peuvent « rapidement causer des problèmes pour les machines des centrales de production », explique pour sa part Vincent Debusschere, enseignant-chercheur au laboratoire de génie électrique de Grenoble. L’énergie générée par la rotation des turbines (hydraulique, à gaz ou à vapeur) est convertie en électricité par un alternateur. Mais des variations trop fortes, ou trop fréquentes, peuvent entraîner des torsions mécaniques énormes sur les turbines, au risque de les briser.

Pour éviter ce scénario, « les gestionnaires des réseaux n’acceptent donc que des variations très faibles autour de 50 Hz », explique l’enseignant. En dessous ou au-dessus, trois étages de protection, automatiques et manuels, permettent la déconnexion, afin de préserver ainsi le matériel.

A ce stade, personne n’est en mesure d’expliquer la cause de la variation importante de fréquence survenue lundi, sa place dans la chronologique des événements et son lien éventuel avec les déconnexions en cascade et la dégringolade du système. REE a précisé, durant sa conférence de presse, que la production électrique espagnole avait été réduite à néant, traduisant un effondrement complet du système. Au passage, les données publiques continuent d’afficher, de manière erronée, une chute limitée à 10 gigawatts (GW), contre 25 GW avant l’incident.

Les équipes ont dû redémarrer de zéro l’intégralité du système, depuis les pays frontaliers. A 14h45, le Français RTE annonçait avoir réalimenté pour 700 mégawatts (MW) de consommation le réseau espagnol. L’Espagne s’est également tournée vers le Maroc. Des centrales hydroélectriques ont aussi permis de construire des îlots de production électrique de plus en plus gros, a précisé Eduardo Pietro, afin de reconstruire progressivement le réseau. Les efforts fournis pour cette « remontada » ont payé, puisque 99% de la demande était satisfaite mardi, à 7h30.

Les énergies renouvelables au cœur des interrogations

Mais comment expliquer ces brusques variations de fréquence ? C’est la question à laquelle doivent désormais répondre les enquêteurs. Elles peuvent être causées par des avaries techniques, ou encore par la connexion ou la déconnexion mal anticipée d’une centrale ou d’un gros consommateur. Certains observateurs ont aussi souligné la part importante du photovoltaïque et de l’éolien dans le mix énergétique espagnol, estimant que cela réduisait l’inertie du réseau, c’est-à-dire sa capacité à absorber les fluctuations de fréquence.

En effet, dans les centrales classiques, les lourdes machines tournantes poursuivent encore leur mouvement pendant un moment après une déconnexion. Cette inertie due au poids – plusieurs centaines de tonnes pour les turbines du parc nucléaire – joue un rôle d’amortissement, car elle donne le temps à d’autres producteurs de prendre le relais. Les pales d’une éolienne, elles, sont bien plus légères et les panneaux solaires sont statiques. Ils « réagissent beaucoup plus rapidement aux variations », explique Vincent Debusschere. « La production solaire peut chuter très vite et c’est parfois difficile à suivre pour le gestionnaire réseau, qui doit adapter la consommation pour conserver l’équilibre. »

L’incident originel s’est vraisemblablement déroulé dans le sud-ouest de l’Espagne, selon REE, et a notamment affecté la production d’énergie solaire, qui représentait, au moment de la panne, 73% de la demande prévue (27 GW).L’organisme regroupant les gestionnaires européens de réseaux de transport d’électricité, ENTSOE, avait averti mi-avril des risques de surproduction solaire à l’approche des beaux jours : en avril et en mai, « le principal défi pourrait être le surplus d’énergie disponible, notamment d’énergie solaire », écrivait-il. « Le risque, c’est surtout que la production d’un champ solaire peut tomber rapidement, en cas de changement météorologique, confirme Vincent Debusschere. Et que les moyens classiques redémarrent, mais plus lentement. » Et trop tard pour éviter l’embardée.

Des pannes souvent liées à « un ensemble de circonstances »

En février, la maison mère de REE, Redeia, avait mis en garde, dans un document financier, contre « la forte pénétration de la production renouvelable sans les capacités techniques nécessaires à un comportement adéquat face aux perturbations ». Elle évoquait de possibles « coupures de production ». Le gendarme de la concurrence espagnole avait également émis des réserves, en janvier : « Les tensions du réseau de transport » d’électricité ont parfois « atteint des valeurs maximales proches des seuils autorisés, les dépassant même à certains moments », prévenait-il.

L’équilibre entre production et consommation a-t-il été maintenu lundi ? A ce stade, les spécialistes du secteur restent encore réservés sur les causes de l’incident, d’autant que ces pannes géantes sont souvent le fruit d’une combinaison de facteurs. « Il faudrait disposer d’informations confidentielles sur la topologie du réseau, les marges de réserve primaire et secondaire… », glisse un bon connaisseur du secteur à franceinfo. Ces événements doivent être abordés avec humilité, résume Vincent Debusschere, car ils sont généralement le fruit « d’un ensemble de circonstances aggravantes ».

En 2003, la péninsule italienne avait également souffert d’une panne géante causée par une ligne trop chargée, en pleine importation d’électricité depuis la Suisse, cumulée à une accumulation de pépins. En 2006, il avait fallu plusieurs semaines pour établir les causes d’une panne géante survenue en Allemagne, pendant une quarantaine de minutes. La mise hors tension d’une ligne double, afin de permettre le départ d’un bateau de croisière du chantier naval de Papenbourg, avait alors été pointée du doigt, ainsi que plusieurs erreurs d’appréciation.

« Des millions et des millions de données » encore à analyser

La position géographique du Portugal et de l’Espagne réduit par ailleurs les possibilités d’importer de l’électricité. Alors que l’Allemagne est « au cœur d’une toile d’araignée », sourit Vincent Debusschere, la péninsule ibérique est tributaire de quelques lignes en cas de problème, quand il faut compenser une perte de production soudaine pour maintenir la fréquence. Or, celles-ci ont une capacité de transit limitée, qui peuvent arriver en saturation. La nouvelle interconnexion entre la France et l’Espagne, à travers le golfe de Gascogne, doit être achevée en 2027. Elle permettra de doubler les capacités d’échange entre les deux pays pour les porter à 5 GW, selon le Français RTE, assez pour alimenter cinq millions de foyers.

Face au tollé en Espagne, le Premier ministre Pedro Sanchez a annoncé mardi la création d’une commission d’enquête pour tenter d’établir les causes de cette panne géante. « Les techniciens du réseau électrique continuent à réaliser une analyse de leur système. Nous attendons de recevoir leurs résultats préliminaires dans les prochaines heures ou prochains jours », a-t-il expliqué. « Aucune hypothèse ne sera écartée tant que nous ne disposerons pas de ces résultats d’analyse ». Un peu plus tôt, Red Electrica avait écarté l’idée d’une cyberattaque, n’ayant pas décelé d’intrusion dans les système de contrôle du réseau.

Sa présidente, Beatriz Corredor, a déclaré mercredi que l’opérateur avait « plus ou moins » compris ce qui s’était passé, dans un entretien à la radio Cadena Ser. Elle a également rejeté un lien entre la panne et « la pénétration des énergies renouvelables » dans le mix énergétique, alors que le thème fait déjà l’objet d’une querelle politique, non sans arrière-pensées. « Des millions et des millions de données » doivent encore être analysées, a ajouté Beatriz Corredor, pour établir avec certitude le fil des événements, « milliseconde par milliseconde ».

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