D’une usine bulgare aux milices soudanaises, les Observateurs de France 24 ont réussi à retracer le parcours d’armements dont l’exportation au Soudan est pourtant prohibée par l’UE. Le deuxième volet de cette enquête s’intéresse à la société émiratie International Golden Group, connue pour son implication dans plusieurs affaires de détournement d’armes vers des zones sous embargo.
Résumé du premier volet de l’enquête : le 21 novembre dernier, des combattants soudanais filment des obus de mortier destinés selon eux aux Forces de soutien rapide (FSR), la milice qui affronte l’armée régulière dans la guerre civile en cours. Ces armes, fabriquées en Bulgarie, ont été transférées au Soudan malgré un embargo de l’Union européenne sur ce pays ravagé par les conflits.
Comment de l’armement européen a-t-il pu se retrouver au Soudan, malgré l’embargo imposé par l’UE à destination de ce pays ? Après être remontée jusqu’à l’entreprise bulgare Dunarit ayant fabriqué les obus de mortiers, la rédaction des Observateurs a cherché à retracer le parcours de ces armes. Elle a interrogé la Commission interministérielle pour le contrôle des exportations, l’autorité bulgare chargée d’autoriser les exportations d’armes.
Dans un premier temps, celle-ci n’a pas souhaité donner plus d’informations sur le pays d’exportation initial de l’armement filmé par les combattants soudanais, affirmant simplement ne pas avoir « délivré de permis d’exportation vers le Soudan ». « L’autorisation d’exportation a été délivrée pour le gouvernement d’un pays contre lequel il n’y a pas de sanctions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’autorité compétente bulgare a été informée de la livraison des produits et les originaux des certificats de livraison par l’utilisateur final des produits ont été fournis », a-t-elle précisé.
Mais une source ayant choisi de garder l’anonymat a fait parvenir à la rédaction des Observateurs la copie de l’un des certificats de livraison en question. Ce document, émis le 16 août 2020 par le « quartier général des forces armées des Émirats arabes unis », est très riche en informations sur la transaction. On apprend ainsi que l’utilisateur final des obus de mortier bulgares serait l’armée des Émirats arabes unis (EAU) elle-même.

Ce document détaille une livraison conséquente : 15 000 obus de mortier de 81 mm (comme ceux visibles dans les vidéos du 21 novembre 2024 filmées au Soudan), mais aussi 2 780 obus de 60 mm, 30 000 de 82 mm et 11 464 de 120 mm, un calibre beaucoup plus puissant. Les armes ont été livrées à l’armée émiratie en deux fois, en janvier et février 2020. Enfin, deux entreprises sont mentionnées, en plus de l’état-major de l’armée émiratie : une compagnie « fournisseuse » bulgare, ARM-BG LTD., et un « importateur » émirati, International Golden Group PJSC. Le fabricant, Dunarit, n’est pas mentionné.
La rédaction des Observateurs a pu recouper ces informations à l’aide d’un second document, émanant d’une autre source ayant accès aux informations fournies par l’armée émiratie dans le cadre de l’achat des armes. C’est un certificat d’utilisateur final, censé garantir au fabricant et à l’autorité de régulation du pays d’origine que le bénéficiaire final des armes est correctement identifié. Celui qui produit le certificat y prend un certain nombre d’engagements, notamment en ce qui concerne la réexportation des armes.
Également émis par l’armée émiratie, qui s’y désigne comme utilisatrice finale, ce second document comporte le même numéro de contrat que le premier et mentionne les mêmes entreprises fournisseuse et importatrice. Avec ces données, « il est raisonnable de penser que ces deux documents se réfèrent à la même transaction », estime Nicholas Marsh, chercheur spécialiste des exportations d’armes à l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo.
« L’utilisateur final des armes n’a pas prévenu d’une quelconque réexportation, je ne sais pas ce qu’il s’est passé après »
Dans ce second document daté d’octobre 2019, l’armée émiratie s’engage à « utiliser [les armes] pour les besoins propres des forces armées des EAU » et à ce qu’elles ne soient « jamais transférées, réexportées, prêtées, louées ou données à une tierce partie ou à un pays sans l’accord écrit des corps autorisés de Bulgarie ». Contactée pour savoir si elle avait fourni son accord pour réexporter ces armes au Soudan ou ailleurs, la Commission interministérielle bulgare maintient seulement « ne pas avoir délivré de permis d’exportation vers l’État du Soudan ». Au téléphone, Petar Petrov, le PDG de Dunarit, donne plus de détails :
Sur les documents, on voit le pays de destination, mais aussi l’entreprise [International Golden Group, NDLR]. C’est une entreprise publique. Nous n’avons pas de restrictions sur les exportations vers les Émirats arabes unis, c’est cela que la Commission a examiné. Selon les règles fixées, quand l’utilisateur final décide de réexporter, il doit prévenir toutes les parties de la transaction, le fabricant, les commissions, tout le monde. Dans ce cas, ils ne l’ont pas fait, je ne sais pas ce qu’il s’est passé après.
Le second document mentionne par ailleurs une quantité d’obus très supérieure, 105 000 contre un peu moins de 60 000 pour le premier certificat. Rien d’anormal selon Nicholas Marsh : « Cela permet de prévoir d’autres livraisons sans avoir à demander une nouvelle licence. C’est difficile de savoir si la différence entre le chiffre présent sur le certificat d’utilisateur final et sur le certificat de vérification de livraison [ici, un peu plus de 45 000 obus de mortier, NDLR] a bien été livrée. »
Un contrat estimé à 50 millions d’euros
Nicholas Marsh estime le prix total des 105 000 obus de mortier mentionnés dans le certificat d’utilisateur final à 50 millions d’euros.
Ce genre de livraison est cohérent avec ce que demande le fonctionnement d’un gros groupe armé non étatique. C’est même franchement une très grosse quantité de munitions pour un groupe de ce type. En revanche, pour un État impliqué dans un conflit ouvert, c’est un peu faible.
La rédaction des Observateurs a pu recouper l’estimation de Nicholas Marsh auprès de l’Omega Research Foundation, un réseau de chercheurs spécialistes des violations des droits humains commises grâce à du matériel de défense ou de sécurité.
Ce montant approximatif de 50 millions d’euros que représente cette exportation d’armes est loin d’être négligeable pour la Bulgarie. Selon les données collectées par le Réseau européen contre le commerce des armes, la valeur des exportations bulgares vers les Émirats arabes unis entre 2015 et 2020 – les données plus récentes semblent sous-estimées – se situent entre 10 et 30 millions d’euros chaque année.
En 2019, année de la transaction mentionnée par les deux documents consultés par la rédaction des Observateurs, ces exportations bondissent soudainement à 83 millions d’euros. La vente des 105 000 obus de mortier bulgares pourrait donc représenter plus de la moitié de la valeur des exportations vers les Émirats au cours de cette année exceptionnelle.
ARM-BG, l’intermédiaire bulgare
Auprès de notre rédaction, la Commission interministérielle pour le contrôle des exportations bulgare insiste à plusieurs reprises sur le fait que le pays « respecte scrupuleusement tous les engagements dans le domaine du contrôle des exportations […] et mène une politique nationale responsable ».
Pourtant, les profils des intermédiaires impliqués dans cette vente interpellent. Très peu d’informations sont disponibles sur ARM-BG, l’exportateur bulgare – cette société dispose cependant bien d’une licence officielle pour importer et exporter de l’armement. Selon les informations disponibles sur le site spécialisé Orbis, l’entreprise, qui ne compterait que quatre salariés, semble avoir fait le plus clair de ses bénéfices sur les deux années sur lesquelles s’étend le contrat de vente des armes de Dunarit. Son chiffre d’affaires s’élève ainsi à plus de 78 millions de dollars américains en 2019, puis 106 millions en 2020, avant de s’effondrer brutalement à six millions en 2021, année où ARM-BG entre en sévère déficit. Ses résultats indiquent ainsi près de 3,5 millions de dollars de perte.

Arsen Nazarian, l’un des gérants d’ARM-BG, insiste sur la légalité de la transaction à laquelle son entreprise a participé :
La demande de licence d’exportation pour l’utilisateur final des Émirats arabes unis a été soumise par ARM-BG à la Commission interministérielle pour le contrôle des exportations […] et contenait toutes les données et documents requis par les législations bulgare et européenne, ainsi que par les règles fixées par les Nations unies.
Au téléphone, il ajoute : « Nous sommes une société de courtage. Nous n’exportons ni n’importons pas par nous-mêmes, nous ne nous occupons pas non plus des marchandises. » Pourtant, la société ARM-BG est bien mentionnée comme « exportatrice » ou « fournisseuse » dans les documents émiratis fournis aux autorités bulgares.
Recontactée, ARM-BG a refusé de communiquer plus d’informations. La Commission interministérielle pour le contrôle des exportations affirme « ne disposer d’aucune preuve de l’implication d’ARM-BG dans des livraisons à des utilisateurs finaux illégitimes ou dans des programmes de réexportation illégaux ».
International Golden Group, un acheteur émirati connu pour ses pratiques de détournement d’armes
L’autre entreprise mentionnée sur les documents liés à la vente des armes de Dunarit est International Golden Group (IGG). Elle est mentionnée comme « importatrice » des armes aux Émirats arabes unis. Helen Close, chercheuse spécialiste du secteur de l’armement à l’Omega Research Foundation, a pu collecter des informations sur cette société au cours de ses travaux sur le marché de l’armement aux Émirats arabes unis.
International Golden Group a été créé en 2002. Nous pensons qu’il s’agissait à l’époque d’une entreprise privée ou semi-privée, mais qui avait sans aucun doute des liens avec le gouvernement émirati. En 2017, cette entreprise se définissait comme le premier fournisseur des forces armées et du ministère de l’Intérieur émiratis.
Les ventes d’armes européennes vers les Émirats arabes unis ne sont soumises à aucune sanction ou embargo. Mais International Golden Group n’est pas tout à fait une entreprise d’armement comme les autres : en plus de fournir l’armée émiratie, elle est connue pour ses pratiques de détournement d’armes vers des zones de guerre, comme l’ont rappelé plusieurs spécialistes à la rédaction des Observateurs. Tony Fortin, chargé d’études à l’Observatoire des armements, une structure française spécialisée dans la collecte d’information sur les ventes d’armes et les entreprises du secteur, commente ainsi :
International Golden Group a une très mauvaise réputation, c’est connu, y compris chez les industriels du secteur. C’est une entreprise qui a la réputation de fonctionner comme une sorte d’État dans l’État émirati, en permettant de gérer des flux d’armement de manière opaque.
Tous les ans, le panel rend un rapport général sur la situation en Libye, dans lequel il tente notamment d’identifier les pays, les entreprises et les individus violant cet embargo. Dès 2013, International Golden Group est identifié comme un acteur clé d’un transfert de centaines de milliers de cartouches albanaises vers Benghazi, dans l’est de la Libye. « C’est International Golden Group qui représentait les forces armées des Émirats arabes unis aux négociations », affirme le rapport.
En 2016, 2022 et 2023, le nom d’International Golden Group est associé à des violations de l’embargo de l’ONU sur les armes à destination de la Libye. Le rapport de 2022 évoque ainsi des obus de mortier serbes de 120 mm. L’un d’entre eux a été utilisé pour piéger une maison civile de Tripoli en novembre 2020. À cette époque, la région de Tripoli, contrôlée par le gouvernement libyen reconnu par l’ONU, faisait l’objet d’une attaque massive des forces de Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye. Cette offensive était notamment soutenue par les Émirats arabes unis et par les mercenaires du groupe Wagner.
Dans le même rapport, le panel revient plus en détail sur le cas de 2013 : « Bien que l’utilisateur final ait été faussement déclaré comme étant les Émirats arabes unis [sur la documentation fournie par International Golden Group, NDLR], les munitions ont été expédiées par avion directement à Benghazi, en Libye », depuis le territoire albanais. Le vol pour transporter les munitions a été affrété par un intermédiaire impliqué dans la transaction ; alors que le plan de vol indiquait d’abord les Émirats arabes unis comme destination, il a été changé au dernier moment pour la Libye.
Le rapport de 2016, qui évoque quant à lui un cas d’importation en Libye de fusils bulgares, affirme que le panel des experts de l’ONU « a demandé à la Bulgarie de retracer [le parcours de ces fusils] ». « Les autorités bulgares ont informé le panel qu’International Golden Group avait originellement importé ces armes, et que l’utilisateur final était les forces armées des Émirats arabes unis. »
Les autorités bulgares étaient donc informées dès 2016, soit trois ans avant l’envoi par les Émirats arabes unis des premiers documents concernant la vente d’obus de mortier Dunarit, que des armes vendues à International Golden Group prétendument pour le compte de l’armée émiratie pouvaient être détournées.
« Normalement, dans ce genre de cas, dès que la Bulgarie reçoit les informations, elle doit les partager avec les autres gouvernements européens », commente Nicholas Marsh.
À ce moment-là, la Bulgarie ne devrait plus autoriser d’exportations passant par International Golden Group. Elle devrait aussi être particulièrement prudente vis-à-vis des exportations vers les Émirats en général. Malheureusement, ce n’est pas vraiment ce qui se passe dans les faits.
Interrogée pour savoir si elle avait connaissance des nombreux cas de détournement d’armes par International Golden Group documentés par le panel d’experts des Nations unies sur la Libye au moment de l’autorisation de la transaction de 2019, la Commission interministérielle bulgare de contrôle des exportations n’a pas répondu à nos questions.
La rédaction des Observateurs n’a pas d’éléments permettant de retracer la dernière partie du transport des munitions bulgares vers le Soudan, ni de savoir si celles-ci ont bien été exportées par International Golden Group vers les zones de l’est de la Libye contrôlées par le maréchal Haftar. Interrogés sur ce point, ni la Commission interministérielle de contrôle des exportations, ni International Golden Group n’ont répondu à nos questions.
Il est en revanche possible de retracer le parcours des hommes qui accompagnaient les munitions bulgares au Soudan – ceux dont les papiers d’identité colombiens sont visibles dans les vidéos du 21 novembre 2024.