Le tribunal administratif de Toulouse doit se prononcer sur la légalité de l’autorisation environnementale accordée par l’Etat au concessionnaire Atosca en 2023. Mais déjà, l’autoroute se matérialise dans le paysage et le quotidien des riverains.
« Leur idée, c’est de construire un peu partout », constate Marc en enclenchant son clignotant. « De faire des travaux en plusieurs endroits du tracé, pour être bien visible et que les gens se disent : ‘Ah ben, ça avance !' ». Opposé à la construction de l’A69, le riverain et militant se gare à la sortie de Vendine (Haute-Garonne), au bord de la route nationale 126. « Pour nous, c’est ici que tout a commencé », lâche-t-il en pointant du doigt un petit pont qui enjambe la route et relie – pour l’heure dans le vide – la large bande de terre qui trace, sur le sol nu, l’emprise de la future autoroute. « Elle devrait passer comme ça », dessine-t-il dans les airs.
Cette petite structure en béton a été construite là où, pendant presque toute l’année 2023(Nouvelle fenêtre), des militants perchés – les « écureuils » – et des collectifs d’habitants, ont défendu, en vain, une rangée de platanes. De ce bras de fer surmédiatisé ne reste qu’un message, « Autoroute illégale, la justice vite », tagué sur une paroi à la peinture orange fluo. Presque deux ans après le début des travaux et de ces premières actions de contestation, l’audience prévue mardi 18 février devant le tribunal administratif de Toulouse(Nouvelle fenêtre) est décisive pour les anti comme pour les pro-A69.
/2025/02/08/0008-20250128-morel-mg-2645-hd-a69-67a7624f9c94e631215962.jpg)
A l’issue de ce nouveau rendez-vous judiciaire, la cour devra se prononcer sur la légalité de l’autorisation environnementale accordée par l’Etat au concessionnaire Atosca. En clair : déterminer si le chantier est en règle ou hors-la-loi, comme l’assurent les opposants et la rapporteure publique nommée sur cet épineux dossier. En attendant, une course contre la montre se joue sur le terrain. Elle oppose ceux qui estiment qu’il est trop tard pour revenir en arrière à ceux qui nourrissent l’espoir que la justice rattrape les machines avant la ligne d’arrivée.
« Pour l’instant, on me laisse traverser l’autoroute à pied »
Quiconque emprunte régulièrement la route nationale vit déjà au rythme de la progression de l’A69. Pour sa majeure partie, l’autoroute longe la RN126, qui part de Verfeil (Haute-Garonne), à 25 km à l’est de Toulouse, en direction de Castres (Tarn). Les premiers kilomètres de la future autoroute traverseront les champs de Dominique Rougeau. Aux premières loges du chantier, l’agriculteur loue parfois les services d’un pilote, qui l’emmène en ULM photographier du ciel ce qu’il décrit comme « une horrible balafre au cœur du Lauragais ».
De là-haut, « on voit les coteaux tranchés, la rupture des linéaires arborés et des routes partout : l’autoroute, la nationale et des petits bouts de terrain entre les deux. Ce n’est pas très esthétique. »

Chez lui, les travaux ont commencé en mai, quand les ouvriers de NGE, l’entreprise de BTP mandatée par le concessionnaire Atosca, « ont décapé la terre végétale pour l’empiler plus loin, et ont créé cette piste cailloutée pour construire un ouvrage d’art à 500 mètres au bout de mon champ », raconte-t-il en roulant une cigarette.
Comme beaucoup de grands exploitants du coin, Dominique Rougeau « fait » des céréales. Mais c’est sur une autre partie de son domaine, consacrée à la culture des pivoines, que lorgnent les pelleteuses.
/2025/02/08/0064-20250130-morel-mg-3538-hd-a69-67a767aaab0ec908015365.jpg)
Reconnaissables à leurs casques et baudriers orange fluo, les ouvriers qui s’affairent derrière lui ne sont pas venus pour cueillir des fleurs. « Là où je me trouve, il y aura une tranchée d’une dizaine de mètres de profondeur, pour que l’autoroute passe », explique l’agriculteur, dans le ronronnement des engins. Une fosse permanente « de 80 mètres de large sur 1 250 mètres de long », qui fait de son cas « un des plus gros dossiers d’expropriation » de l’A69, revendique-t-il malgré lui.
A ce stade, la balafre est « cicatrisable », estime-t-il. « Mais d’ici deux ou trois mois, quand ils auront creusé, ce sera terminé ». Située en contrebas, l’autoroute ne sera pas visible depuis sa résidence toute proche, mais le contraindra à un détour de 5 km par les petites routes de campagne pour aller de part et d’autre de son exploitation. Un chemin qu’il fait ici en quelques secondes : « Pour l’instant, ça va, on me laisse traverser l’autoroute à pied », souffle-t-il, les bottes sur le tracé.
Le chantier donne à ceux qui verront l’A69 depuis chez eux un avant-goût de leur futur panorama. Karine Bayer vit au bout d’une route étroite à travers champs, à Villeneuve-les-Lavaur (Tarn), quelque kilomètres plus à l’est. Quand elle sort de chez elle, elle « n’ose plus regarder » ce qu’il se passe au loin, devant de son portail.

« Ce n’est pas le paysage dans lequel on veut vivre, ce n’est pas ce qu’on imagine pour son chez-soi », poursuit-elle, dégoutée. « Mais enfin, si on vit ici, c’est qu’on aime la nature ! », plaide-t-elle, tentée de déménager plus loin, plus au calme, avec sa famille.
« On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. C’est là, c’est le paysage, c’est le bruit. Plus le chantier avance, plus on se met dans une bulle. »Karine Bayer, riveraine de l’A69
En septembre 2023, cette enfant du pays et petite-fille d’agriculteur a appris qu’une centrale d’enrobés bitumineux allait être construite de l’autre côté du champ. L’une des deux usines installées provisoirement pour produire quelque 500 000 tonnes de revêtement sur place pour la future A69. « Je crois que jusqu’alors nous n’avions pas pris la mesure de ce que signifiait l’arrivée de l’autoroute », raconte-t-elle. « J’ai lu le mot ‘usine’, le mot ‘bitume’. Cela m’a fait un choc. Depuis, c’est comme si je n’étais pas redescendue de cet état de sidération. »
Initialement prévue pour être mise en service en octobre 2024, la centrale devrait arriver d’ici fin mars, pour livrer les enrobés sur l’autoroute d’ici l’été 2025, selon NGE. En attendant, des tas de fraisât – un matériau issu du recyclage d’autres routes – ont poussé tels des petits terrils. « Tout ça pour faire du gris », soupire Karine Bayer, membre d’un des nombreux collectifs « sans bitume » qui ont émergé le long du tracé pour contester l’implantation de ces structures décisives pour la poursuite des travaux.

Encore un peu plus à l’est en direction de Castres, tout près de Puylaurens (Tarn), Hervé Faurois songe lui aussi à plier bagage depuis qu’il a appris que la seconde centrale provisoire s’implanterait « à 200 mètres à vol d’oiseau » de son exploitation.
Fraîchement retraité de son activité agricole, il est né dans cette ferme, il y a 61 ans, mais n’a pas hésité à la mettre en vente. « Je n’ai plus d’états d’âme », tranche-t-il d’une voix posée. « J’aimerais déménager avant que ça ne se mette en route. Je n’ai même plus envie d’aller à Puylaurens, tellement je suis dégoûté », lâche-t-il. Il se dit inquiet des conséquences de ces usines, mais aussi à plus long terme de l’autoroute, sur l’environnement et l’agriculture. « Cette balafre quand on passe à Saint-Germain-des-Près, ça fait mal au ventre », continue-t-il au sujet de ce village du Tarn voisin. « Et ces maisons derrière le talus qui ne verront plus le soleil… »
/2025/02/08/0021-20250129-morel-dji-0057-hd-a69-67a763c31c517110695491.jpg)
« Environ 54% des travaux de terrassement sont terminés »
Pour l’instant, l’A69 se matérialise surtout par des ponts, des ronds-points, des talus, des tunnels, des tranchées, des déviations et des bretelles encore sans issue qui brouillent les repères des locaux et trompent les GPS. Ce sont des silhouettes orange qui s’activent au bord de la route ou se retrouvent dans la queue à la boulangerie, des bottes boueuses dans les supermarchés et des camions siglés NGE qui vont et viennent sur la nationale. Immanquable, et pour cause : « Aujourd’hui, 100% du tracé est en travaux », confirme Walter Guyonvarch, directeur de projet de l’entreprise de BTP.
En ce matin ensoleillé de la fin du mois de janvier, il procède à une visite de sécurité sur le site d’un ouvrage d’art imposant, construit pour permettre de rediriger un cours d’eau. Il s’agit de l’une des quelques structures « coulées » sur place, quand les autres sont construites en usine et apportées sur le tracé, pour être montées en kit. Un procédé qui permet de faire plus rapide et moins cher.
/2025/02/08/0061-20250130-morel-dji-0330-hd-a69-67a7673ee245f004262955.jpg)
En près de deux ans et malgré les difficultés causées sur place par les opposants, « nous avons procédé au déboisement, clôturé puis décapé les emprises dans leur quasi-totalité. Environ 54% des travaux de terrassement sont maintenant terminés », expose-t-il. L’entreprise revendique « entre 70 et 80% d’avancement de la construction des ouvrages d’art ».
Si Atosca et NGE maintiennent leur calendrier initial, assurant que l’autoroute ouvrira comme convenu fin 2025, les adversaires du projet, eux, estiment que les travaux ont pris des mois, voire plus d’un an de retard. Le collectif d’opposants La Voie est libre soupçonne même les entreprises d’agir dans la précipitation afin de mettre la justice devant le fait accompli. L’immense chantier à ciel ouvert est ainsi l’objet de diverses interprétations : preuves de progrès pour les uns, de retard pour les autres.

En ce début d’année 2025, les membres du collectif surveillent particulièrement les rivières et les ruisseaux, nombreux dans ce secteur vallonné du nord du Lauragais. Le Girou, qui longe en ligne droite le tracé de Verfeil à Puylaurens est l’objet de toute leur attention, comme les affluents de l’Agout qui serpentent dans la campagne boisée en sortie de Castres. Car les travaux dans les cours d’eau sont interdits jusqu’au printemps. « Ils sont encore dans leur état initial », martèle un membre de La Voie est libre. « Si l’autorisation environnementale était annulée, il ne serait pas difficile ni particulièrement coûteux de remettre ces lieux en état, qu’il s’agisse des zones humides où des endroits qui n’ont pas été terrassés. »
Entre Saïx et Soual, aux portes de Castres, le chantier traverse d’est en ouest une zone Natura 2000. Les bottes de Jean Olivier s’y enfoncent dans la boue. L’écologue et codirecteur de France Nature environnement Midi-Pyrénées parcourt le site de la Crem’Arbre, l’un des derniers lieux occupés par les opposants à l’A69. Ici, le paysage a changé dès le 1er septembre, à minuit, quand les opérations de déboisement ont commencé sous escorte policière. « Il y avait un arbre occupé [par un « écureuil »] ici, un autre là et là », pointe-t-il dans le vide.
/2025/02/08/0054-20250129-morel-mg-3376-hd-a69-67a766f203915567658616.jpg)
« On voit que l’autoroute provoque une rupture de continuité écologique », continue-t-il, pointant l’horizon dégagé et, sur le côté, « les derniers arbres jusqu’à Saïx. » Ici, depuis que les « écureuils » sont partis, les opposants attirent l’attention sur les chevreuils, sangliers, castors(Nouvelle fenêtre) et autres loutres qui occupent ce territoire situé entre le massif de la Montagne noire au sud, et les contreforts du Massif central au nord. Et continuent de croire en l’interruption du chantier, au nom de la protection des espèces. « Fragmenter le paysage, c’est fragmenter la biodiversité », rappelle l’écologue. Or, « on coupe la circulation nord-sud des espèces, à un moment où l’on sait que les espèces se déplacent au gré du changement climatique, menaçant la diversité génétique qui leur permet d’être plus résilientes. »