Lobbying : comment l’industrie de la viande a influencé la politique agricole européenne
Lobbying : comment l’industrie de la viande a influencé la politique agricole européenne

Lobbying : comment l’industrie de la viande a influencé la politique agricole européenne

04.11.2024
12 min de lecture

Dans une étude scientifique, des chercheurs européens et américains lèvent le voile sur une vaste affaire de lobbying menée par l’industrie de la viande. La cellule investigation de Radio France met en lumière l’impact de cette opération d’influence sur la politique agricole européenne.

C’est un document méconnu du grand public et qui a pourtant sourdement façonné la politique européenne en matière agricole. En octobre 2022, dans le cadre d’un Sommet international sur le rôle sociétal de la viande organisé en Irlande, des chercheurs du monde entier publient sur un site internet dédié une tribune sous forme d’appel, intitulée La Déclaration de Dublin(Nouvelle fenêtre).

Ses auteurs, spécialistes des sciences animales et agricoles, mettent en avant les « avantages nutritionnels et sanitaires » des produits d’origine animale (viande, œufs, produits laitiers) et appellent à « accroître leur disponibilité », affirmant que « les systèmes d’élevage sont trop précieux à la société pour être victimes de simplifications, de raccourcis, et de partis pris fanatiques ». Ce manifeste, apparemment écrit au nom de l’intérêt général, déclare s’appuyer sur des « preuves scientifiques solides » attestant des « avantages nutritionnels et sanitaires et de la durabilité environnementale » des protéines animales.

Avec plus de 1 200 signataires, le document présente tous les attraits d’une déclaration consensuelle et scientifiquement robuste : articles scientifiques, soutiens institutionnels, couverture médiatique internationale et même approbation par des responsables politiques européens.

Une image trompeuse du consensus scientifique

Cependant, des chercheurs du CNRS et d’autres instituts scientifiques européens et américains se sont penchés de près sur le contenu de ce manifeste, ses auteurs et le projet qui l’entoure, dans une étude dévoilée lundi matin par la cellule investigation de Radio France. Cette étude, intitulée La Déclaration de Dublin : un gain pour l’industrie de la viande, une perte pour la science, paraît dans la revue scientifique Environmental Science & Policy.

Parmi ses auteurs, le chercheur du CNRS Romain Espinosa, spécialiste des questions d’alimentation, selon qui « loin de proposer une discussion équilibrée comme elle l’affirme, la Déclaration de Dublin présente une image erronée voire trompeuse du consensus scientifique actuel sur la nécessité de réduire significativement la production et la consommation de viande au niveau mondial, alors que ses promoteurs présentent une très forte proximité avec l’industrie de la viande ».

Des documents(Nouvelle fenêtre) obtenus par Greenpeace au Royaume-Uni, et révélés par The Guardian en 2023, avaient déjà établi des liens entre la Déclaration de Dublin et des associations scientifiques proches de l’industrie de la viande. Mais la constellation des conflits d’intérêts financiers et institutionnels mise au jour par le chercheur du CNRS et ses collègues est d’une étendue insoupçonnée, et leur cartographie par les chercheurs, édifiante.

De multiples conflits d’intérêt

 Au cœur de cette affaire : une étroite collaboration entre des experts en production animale et l’industrie de la viande. En effet, les principaux auteurs de la Déclaration de Dublin, aussi organisateurs du Sommet international d’octobre 2022 en Irlande, présentent tous de forts conflits d’intérêts avec l’industrie de la viande. « Certains des auteurs principaux sont directement payés par l’industrie comme prestataires de services, d’autres sont financés indirectement au travers d’ONG ou de fondations », précise Romain Espinosa.

Mais les conflits d’intérêts ne s’arrêtent pas uniquement à ces rémunérations directes et indirectes. Le groupe de chercheurs de l’étude d’Environmental Science & Policy pointe du doigt les moyens mis à disposition par l’industrie pour la production et la promotion de la Déclaration de Dublin. 

« L’industrie finance également des événements de mise en réseau et d’influence pour diffuser ces travaux. Mais le plus important, c’est que les preuves scientifiques sur lesquelles dit s’appuyer la Déclaration de Dublin proviennent en réalité d’un journal, Animal Frontiers, détenu par l’industrie de la viande. »Romain Espinosa

à franceinfo

C’est en effet un numéro de cette revue, publié en avril 2023 et intitulé Le rôle sociétal de la viande, dont les contributions ont été présentées lors du sommet international organisé en Irlande en octobre 2022, qui est mise en avant par les auteurs de la Déclaration de Dublin comme caution scientifique du manifeste. Ce numéro spécial présente a priori tous les attributs d’une production scientifique classique : hébergée par une maison d’édition universitaire britannique, la revue a bénéficié d’une relecture et d’une validation par les pairs(Nouvelle fenêtre) (c’est-à-dire par d’autres spécialistes du domaine).

Mais comme le démontre l’étude d’Environmental Science & Policy, le numéro spécial de la revue Animal Frontiers n’est pas une publication scientifique classique. Ce journal est en réalité la propriété de plusieurs associations professionnelles du secteur de la viande. C’est d’ailleurs l’une de ces associations, l’American meat science association (Amsa), qui a mis à disposition le numéro spécial de la revue sur lequel s’appuie la Déclaration de Dublin. Or, l’Amsa est en réalité financée par plusieurs géants de l’industrie de la viande (Cargill, Tyson food, National Beef, JBS).

Vue en plongée d'un grand parc d'engraissement de bovins près de Lubbock, dans l'Etat du Texas aux Etats-Unis. (RICHARD HAMILTON SMITH /DESIGN PICS EDITORIAL / GETTY)
Vue en plongée d’un grand parc d’engraissement de bovins près de Lubbock, dans l’Etat du Texas aux Etats-Unis. (RICHARD HAMILTON SMITH /DESIGN PICS EDITORIAL / GETTY)

Parmi les éditeurs et auteurs de ce numéro spécial, Peer Ederer, économiste, fondateur d’une société de conseils pour le secteur de l’agroalimentaire, Global food and agribusiness network (GFAN). Sur son compte X, le consultant, qui se décrit comme « fidèle aux preuves scientifiques, à la liberté », et « mangeur d’animaux », estime que « le véganisme est un trouble du comportement alimentaire nécessitant un traitement psychologique ». Dans une interview(Nouvelle fenêtre) accordée à Greenpeace en 2023, Peer Ederer affirmait être « très vigilant quant à son indépendance intellectuelle », affirmant qu’« il n’y a pas de recherche sans conflit d’intérêts ».

Contactée par Radio France, la présidente de l’Amsa, Collette Kaster, elle-même coautrice de la Déclaration de Dublin, et cocréatrice du numéro spécial d’Animal Frontiers, propriété de l’association qu’elle dirige, affirme que « toutes les informations concernant les auteurs de la déclaration sont disponibles en accès libre ». Selon elle, « les articles [d’Animal Frontiers] ont bénéficié des contributions de près de quarante experts scientifiques », et ont été « revus par les pairs », dont plusieurs sont également signataires de la Déclaration de Dublin.

Parmi ces « pairs » et signataires ayant validé les articles scientifiques de la revue Animal Frontiers, il y a Jean-François Hocquettedirecteur de recherche d’un institut public, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) en France. Contacté, le chercheur a répondu à la cellule investigation de Radio France depuis Denver aux États-Unis, où se réunissaient justement les 30 et 31 octobre 2024 la majeure partie des organisateurs du sommet de Dublin. Sur son compte X, Jean-François Hocquette se disait d’ailleurs il y a quelques jours « ravi d’avoir participé » à ce sommet. Dans sa réponse à nos questions, Jean-François Hocquette met en avant la « renommée scientifique » du magazine Animal Frontiers« un journal sérieux classé 26e sur 117 dans le domaine des sciences animales » par Research.com(Nouvelle fenêtre), un site web de recherche fournissant des données sur les contributions scientifiques.

Manque de transparence

 Selon le chercheur Romain Espinosa, à l’origine de l’étude critiquant le sérieux de la Déclaration de Dublin, « dans le domaine de la recherche, la présence de conflits d’intérêts n’est pas nécessairement rédhibitoire. Ce qui interpelle ici, c’est leur accumulation, leur ampleur, leur répétition et le nombre d’acteurs concernés. Dans tous les cas, il faut que ces conflits d’intérêts soient affichés publiquement, de manière transparente, et facilement accessible. » 

Or, pendant longtemps, les liens des auteurs de la Déclaration de Dublin avec l’industrie n’ont pas été déclarés. En analysant l’historique du site internet de la Déclaration de Dublin, un onglet « authorship(Nouvelle fenêtre) » présente le curriculum vitae des rédacteurs du manifeste. Mais comme le prouve une archive(Nouvelle fenêtre), cet onglet n’est apparu qu’en octobre 2023, c’est-à-dire un an après le lancement du manifeste, et uniquement après les révélations de Greenpeace et The Guardian.

Comme le souligne Romain Espinosa, « l’omission de conflits d’intérêts pendant une si longue période s’avère très problématique, que ce soit délibéré ou non ». D’autant plus que le site web de la Déclaration de Dublin ne contient toujours pas certaines informations essentielles, comme le fait que la revue Animal Frontiers est la propriété de l’Association américaine scientifique de la viande (AMSA).

Sur le fond, les auteurs de la Déclaration de Dublin suggèrent que la réduction de la consommation ou de la production animale n’est ni nécessaire ni utile pour limiter l’impact environnemental de l’élevage. Ils affirment même que l’élevage pourrait être bénéfique pour l’environnement, et en mesure d’apporter des « solutions » pour « rester dans la zone de sécurité des limites de la planète Terre », tandis qu’« une réduction drastique du nombre d’animaux d’élevage pourrait entraîner des problèmes environnementaux à grande échelle ». Enfin, la Déclaration de Dublin suggère que les dommages causés à l’environnement par le bétail ne sont pas un fait acquis, car « les progrès des sciences animales et des technologies améliorent les performances du bétail ». 

Des positions à rebours du consensus scientifique

Selon Romain Espinosa, « ces affirmations sont en contradiction totale avec le consensus scientifique, notamment avec le Giec ». En effet, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), il existe « des preuves solides et très concordantes que le mélange d’aliments consommés peut avoir un impact très important sur les émissions de carbone par habitant, notamment en raison de la quantité de bétail », et que « le passage à une alimentation végétale » constitue l’un des leviers les plus efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Quant au Haut Conseil pour le Climat, il estime dans son dernier rapport(Nouvelle fenêtre) que pour atteindre une réduction de 50% des émissions agricoles d’ici 2050, il faudrait réduire d’au moins 30% la consommation de protéines animales. Plus récemment, un rapport publié par le magazine Lancet(Nouvelle fenêtre) démontre également que plus de 60% des émissions de gaz à effet de serre émises par le système alimentaire proviennent de la production de viande rouge et de produits laitiers dans les pays riches.

Romain Espinosa, chargé de recherche en économie, au centre national de la recherche scientifique (CNRS) visite l'écomusée de la Bintinais. (MARC OLLIVIER / MAXPPP)
Romain Espinosa, chargé de recherche en économie, au centre national de la recherche scientifique (CNRS) visite l’écomusée de la Bintinais. (MARC OLLIVIER / MAXPPP)

Dans un article scientifique(Nouvelle fenêtre) publié dans la très sérieuse revue Nature, des chercheurs avaient déjà pointé du doigt les failles de la Déclaration de Dublin. « Nous avions constaté que la déclaration induit en erreur dans tous les domaines : santé, société et environnement », explique Paul Berhens, l’un des chercheurs à l’origine de cette étude, qui ajoute que « la déclaration est un document scientifique extrêmement médiocre, car elle ne contient aucune référence, ses déclarations sont vagues et elle ne comporte aucune évaluation quantitative de ce qu’elle dit. Je suis très heureux de voir d’autres chercheurs cartographier l’opération de lobbying derrière ce manifeste ».

Malgré la multiplicité des conflits d’intérêt qui l’entourent, et la remise en cause de sa pertinence scientifique, la Déclaration de Dublin a fait l’objet de divers articles de presse dans plusieurs médias influents, comme The Telegraph(Nouvelle fenêtre) au Royaume-Uni, ou le New-York Post(Nouvelle fenêtre) aux Etats-Unis. En France, le site la France Agricole a relayé le manifeste(Nouvelle fenêtre), ainsi que des sociétés savantes comme les Académies d’agriculture et vétérinaire de France(Nouvelle fenêtre), respectivement en octobre 2022 et avril 2023.

Des arguments qui portent dans les institutions européennes

Plus inquiétant, comme le révèle la cellule investigation de Radio France, cette opération de lobbying a également directement influencé au plus haut niveau des décisions stratégiques européennes. Dès le mois d’octobre 2022, au moment du lancement de la Déclaration de Dublin, Janusz Wojciechowski, alors commissaire européen à l’Agriculture affirme, sur son compte X(Nouvelle fenêtre), que « la Déclaration de Dublin sur le rôle sociétal de l’élevage, récemment approuvée, est une contribution très précieuse aux débats en cours en Europe ».

Une autre commissaire européenne, Mairead McGuiness, en charge des services financiers au sein de l’Union, a quant à elle été invitée au sommet qui a donné naissance à la Déclaration de Dublin, comme le prouve le site du Teagasc(Nouvelle fenêtre), l’autorité semi-publique irlandaise pour l’agriculture, organisatrice de l’évènement.

Quelques mois plus tard, le 12 avril 2023, un évènement est organisé à Bruxelles par deux organisations pro élevage, notamment la Belgian Association of Meat Science and Technology (BAMST) qui se présente comme une « organisation académique sans but lucratif ». Le président de cette organisation est Frédéric Leroy, l’un des auteurs de la Déclaration de Dublin. Le but affiché de l’évènement vise à « communiquer les principaux résultats du Sommet de Dublin auprès de la communauté bruxelloise, des décideurs et des journalistes » comme l’indique le site internet de l’évènement(Nouvelle fenêtre)Parmi les participants à cet évènement, un membre du cabinet du commissaire européen à l’agriculture.

À l’automne, le Parlement européen adopte une résolution sur sa stratégie de production de protéines. Un texte non contraignant mais censé définir les grandes lignes de la future politique européenne en la matière. Le rapport souligne l’importance « d’amplifier la production de protéines » dans l’Union, mettant en avant « le fait que la demande mondiale de protéines, y compris animales, ne cesse d’augmenter ». Or, en tête de sa résolution, le Parlement explique avoir établi sa stratégie en se basant sur « les connaissances scientifiques les plus récentes, y compris la Déclaration de Dublin, et les publications connexes parues dans le magazine scientifique Animal Frontiers« . La Déclaration de Dublin est citée à deux reprises dans le texte européen. Le rapport d’experts du Giec, qui fait pourtant consensus au sein de la communauté scientifique, n’est, pour sa part, jamais évoqué.

Contactée par Radio France, la paléoclimatologue Valérie Masson Delmotte, qui a présidé un groupe de travail du Giec, et membre du Haut Conseil pour le climat, s’est déclarée assez « surprise » que « les rapports du groupe d’experts du climat, notamment celui de 2019 qui traite des systèmes alimentaires, ne soient pas cités dans la résolution européenne, par rapport aux autres documents cités. Cette stratégie semble privilégier les questions de souveraineté agricole, mais néglige une réflexion d’ensemble qui intègrerait nutrition et santé. »

« Je savais que la Déclaration de Dublin avait été utilisée pour tenter de convaincre les décideurs politiques qu’une réduction du cheptel n’était pas nécessaire. Mais je ne savais pas qu’elle avait été citée dans une résolution européenne ! », s’étonne Paul Behrens, auteur de l’étude de la revue Nature« C’est très choquant parce qu’il ne s’agit pas d’un document scientifique ! »

Mais comment la déclaration de Dublin, pourtant très contestée, a-t-elle pu servir de base de travail aux décideurs européens ? Interrogé, l’entourage de la rapporteuse en charge de l’élaboration de la stratégie protéines au parlement, Emma Wiesner, explique que « plusieurs eurodéputés ont souhaité à travers des dépôts d’amendements mentionner la Déclaration de Dublin dans le rapport définitif ». Elle précise que « ces amendements n’émanent pas de la rapporteuse ». Effectivement, au cours de l’élaboration de la loi, au moins cinq eurodéputés ont demandé l’inscription d’une référence(Nouvelle fenêtre) à la Déclaration de Dublin dans la résolution.

Également contactée, la Commission européenne confirme que la résolution du parlement sur sa stratégie protéines, servira de base à la nouvelle vision européenne pour l’agriculture et l’alimentation, en cours d’élaboration, tout en prenant ses distances avec la Déclaration de Dublin : « La Commission européenne n’a rien à voir avec la Déclaration de Dublin. Elle ne base pas son travail sur des documents dont la base scientifique semble être remise en cause ».

S’il n’est pas nouveau que des entreprises financent des études scientifiques afin d’en influencer les résultats, allant à l’encontre de connaissances solidement établies, les chercheurs à l’origine de la vaste étude dévoilée ce matin par la cellule investigation de Radio France exhortent les 1 200 signataires de la Déclaration de Dublin(Nouvelle fenêtre), à « réévaluer leur position ». Ils espèrent aussi que leurs travaux inviteront les responsables politiques à « protéger l’intégrité de la science des intérêts privés, en créant par exemple des bases de données publiques permettant de suivre les intérêts financiers des chercheurs et des organisations ».

En effet, au-delà de cette affaire, cette étude interroge la participation de l’industrie à la production scientifique et son impact sur les politiques publiques. « La décision politique devrait toujours se baser sur le consensus scientifique », selon Joan Cortinas, maître de conférences en sociologie à l’Université de Bordeaux, spécialiste des lobbys. « Cette étude pose une question importante : est-ce que l’on peut continuer d’avoir des revues qui se disent scientifiques et qui sont fondées, financées par les acteurs économiques ? »

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