Depuis son acquisition du réseau social fin 2022, le milliardaire sud-africain, qui pourrait faire partie d’un éventuel futur gouvernement trumpiste, a fait de la plateforme, désormais X, un porte-voix pour défendre les idées d’extrême droite mais aussi ses intérêts financiers.
« Je suis prêt à servir ».Elon Musk fera-t-il partie d’un gouvernement Trump en cas de victoire de l’ex-président américain à l’élection de novembre ? Le patron de Tesla et SpaceX s’est en tout cas dit disposé à occuper un poste à responsabilités comme ministre ou conseiller à la Maison Blanche, mardi 20 août. « C’est un homme très intelligent. Je le ferai certainement », avait lancé Donald Trump la veille, dans une interview à Reuters. Une semaine plus tôt, les deux milliardaires affichaient leur entente sur le réseau social X lors d’une conversation pleine de complaisance, étrillant le camp démocrate. L’immigration clandestine y est comparée à une « apocalypse zombie » et Kamala Harris, qui vient d’être officiellement investie, taxée de candidate « d’extrême gauche ».
Si le multi-entrepreneur semble « en roue libre » depuis plusieurs mois, entre provocations et désinformation, ses prises de position conservatrices remontent bel et bien à son rachat de Twitter en octobre 2022. Sous l’impulsion de son nouveau propriétaire, le visage (et le nom) de la plateforme a drastiquement changé, témoignant du glissement progressif de ce roi de la tech en allié de choix pour les ultra-conservateurs, aux Etats-Unis comme ailleurs.
Un positionnement de plus en plus politique
Depuis janvier sur son compte X, le plus suivi du réseau social avec 195 millions d’abonnés, il a publié 50 posts mensongers sur la présidentielle, relève l’ONG Center for Countering Digital Hate sur son blog. Parmi ses publications récentes figure par exemple une fausse vidéo de Kamala Harris dénigrant Joe Biden. A deux mois et demi d’une élection présidentielle qui s’annonce particulièrement indécise, l’omnipotent patron de la plateforme profite de sa gigantesque capacité de diffusion pour propager ses opinions, alors que le réseau social compte pas moins de 35 millions d’électeurs américains indécis parmi ses usagers mensuels, selon un sondage réalisé pour X début août.
Ses attaques traversent aussi l’Atlantique : « La guerre civile est inévitable », a-t-il tweeté le 4 août au sujet des émeutes racistes au Royaume-Uni, une rhétorique haineuse qui n’a pas plu au gouvernement britannique. Il est également cité dans une plainte déposée mi-août par la boxeuse olympique algérienne Imane Khelif pour cyberharcèlement, après qu’il a participé à une polémique sur son genre pendant les JO 2024.
Selon une enquête publiée le 12 août par le Washington Post, les tweets politiques du milliardaire représentent 17% de son fil d’actualité depuis le début de l’année 2024, une « hausse vertigineuse » par rapport à l’avant-rachat (2% en 2021). A l’inverse, ses publications sur Tesla et SpaceX, ses deux principales sociétés, celles qui ont fait sa fortune et sa renommée, ont chuté de 30% à 13% sur la même période.
Une « liberté d’expression » à géométrie variable
L’un des premiers gestes d’Elon Musk après son rachat a été de rétablir le compte de Donald Trump, suspendu après l’assaut du Capitole par ses partisans. Il a aussi permis le retour d’autres comptes « bannis » car relayant de la désinformation ou des propos complotistes, comme celui de l’animateur américain Alex Jones. Le milliardaire a également purgé 80% des salariés de Twitter, supprimé la modération au profit d’un système de « notes de communauté » peu performant et rendu payante la certification des comptes, contribuant à renforcer la désinformation.
Mais que cherche celui qui partage depuis plusieurs années le titre d' »homme le plus riche du monde » avec Jeff Bezos ? « En prétendant œuvrer pour la liberté d’expression, le milliardaire relaie une conception fausse d’internet, qui masque la manipulation des données personnelles, la production de ‘bulles de filtre’ et la prime aux discours extrêmes sur les réseaux sociaux », résumait en 2022 Adrien Tallent, doctorant en philosophie à Sorbonne Université, dans la revue Esprit.
La liberté d’expression sur X est effectivement à géométrie variable. Elon Musk l’a par exemple invoquée pour ne pas retirer des vidéos montrant un évêque orthodoxe poignardé à Sydney, alors que le gouvernement australien l’exigeait. Or, « il a prouvé qu’il était capable de censurer des journalistes juste parce qu’ils avaient écrit un article qui ne lui plaisait pas », rappelle auprès de franceinfo Boris Manenti, journaliste au Nouvel Obs et auteur de Elon Musk – Le Bonimenteur. Et lorsque cela sert ses propres intérêts, il peut très bien collaborer avec des régimes autoritaires : sous sa direction, X a approuvé 83% des demandes de censure provenant de gouvernements, relève également le site d’information Rest of the world.
Ainsi, en pleine élection présidentielle turque, en mai 2023, les comptes de certains opposants au régime du président Recep Tayyip Erdogan ont été gelés à la demande du gouvernement. Quatre mois plus tard, Elon Musk échangeait avec le président turc réélu au sujet de possibles investissements de Tesla et SpaceX en Turquie, selon l’agence de presse turque Anadolu. « Il y a ce moment où il a multiplié les rencontres avec des dictateurs autocrates. On aurait dit qu’il les collectionnait comme des images Panini », note Boris Manenti.
Une obsession pour la lutte contre le wokisme
Un documentaire de la BBC mettant en cause le Premier ministre indien, Narendra Modi, a également été bloqué sur la plateforme début 2023. Il pointait le rôle du dirigeant dans les émeutes anti-musulmans de 2002. En février dernier, le gouvernement indien a par ailleurs demandé à censurer les publications critiquant la répression de manifestations d’agriculteurs. Et a obtenu gain de cause. Des choix politiques dictés par des intérêts personnels ? Tesla devait visiter l’Inde en avril, en vue de s’y implanter pour fabriquer ses voitures électriques, avant de reporter son choix sur la Chine, a rapporté le site financier Bloomberg en juillet.Ç
« Ce qui l’anime avant tout, et depuis toujours, ce sont ses intérêts financiers. Ceux de ses entreprises, donc les siens. Ça prime sur tout. »Boris Manenti, journaliste et auteur de « Elon Musk – le Bonimenteur »
à franceinfo
Elon Musk sait allier l’utile (ses affaires) à l’agréable (son idéologie). Mi-juillet sur X, il a annoncé le déménagement de SpaceX de la Californie vers le Texas. Officiellement pour protester contre une nouvelle loi protégeant les droits des élèves transgenres, instaurée dans le gigantesque Etat démocrate de la côte Ouest. « Sous enrobage d’une prise de position politique, il masque ses intérêts personnels. Le Texas s’est développé comme un nouveau paradis fiscal. (…) Les usines y sont accueillies à coups de grandes subventions », rappelle Boris Manenti.
Ses obsessions ? Sauver l’humanité par le transhumanisme et la natalité – il a eu un 12e enfant en juin –, ainsi que la destruction du « virus woke ». C’est d’ailleurs ce dernier objectif qui a motivé son rachat de Twitter, comme Elon Musk l’a raconté à son biographe officiel, Walter Isaacson. « Son argument était qu’avant, Twitter était trop à gauche, trop woke. Il considérait que les gens n’avaient pas les deux points de vue », explique l’analyste Carolina Milanesi, fondatrice du cabinet de conseil The Heart of Tech.
« Aujourd’hui sur X, avec les algorithmes, on voit beaucoup plus le côté de l’extrême droite. »Carolina Milanesi, analyste spécialisée dans la tech
à franceinfo
Elon Musk est d’ailleurs « très proche de la mouvance alt-right américaine », cette prétendue « droite alternative » née à la fin des années 2000, qui prône un suprémacisme blanc et lutte contre les droits des femmes, des immigrés, des homosexuels et transsexuels. Derrière son positionnement pronataliste se cache avant tout une préoccupation par rapport à une « population occidentale blanche déclinante », analyse Boris Manenti. Ainsi voit-il dans l’immigration une menace, tout comme le « virus woke », qu’il accuse d’avoir « tué » son « fils », dans une interview publiée sur X. Entre lui et sa fille transgenre Vivian Jenna Wilson, la guerre est consommée.
Les fréquentations de l’entrepreneur en disent aussi long sur son virage : le podcasteur antivax Joe Rogan, l’ultraconservateur et libertarien Peter Thiel, avec qui il a fondé Paypal… « Il y a chez Elon Musk un basculement au moment du Covid. Il va s’exprimer de manière très conservatrice, multiplier les théories du complot et les idées populistes sur le vaccin, s’exprimer contre l’Etat de Californie… », relève le journaliste Boris Manenti.
« Intérêts spécifiques » et ego trip
Un temps soutien du gouverneur de Floride, Ron DeSantis, ex-adversaire de Donald Trump pour l’investiture républicaine, Elon Musk semble avoir épousé leurs thèmes de campagne. En septembre 2023, il a diffusé sur X une visite à la ville frontalière d’Eagle Pass, au Texas. « Nous voulons faire les deux choses : faciliter l’immigration légale et arrêter un flux de personnes d’une telle ampleur qu’il entraîne l’effondrement des services sociaux », a-t-il déclaré.
Un échange de bons procédés avec les républicains ? « Pour le patron de SpaceX, décrocher de très gros contrats chaque année nécessite d’âpres négociations. Ça ne se fait pas sans le soutien d’officiels. Même si Donald Trump n’est pas élu, Elon Musk est gagnant car les élus républicains auront vu en lui leur allié », estime Boris Manenti.
« La politique n’est pas son sujet préféré », tempère auprès de franceinfo le startupeur Nick Pinkston, qui l’a croisé à plusieurs reprises dans la Silicon Valley. « Je vois dans son implication un objectif lié à ses entreprises, mais aussi de satisfaction d’exigences narcissiques. Il fait de l’idéologie pour toucher sa fanbase de droite, mais ce qui le passionne vraiment, ce sont la science et les fusées », avance le fondateur de Plethora, rappelant que les « intérêts spécifiques » sont propres aux autistes Asperger, un syndrôme touchant Elon Musk.
« Il est au minimum égomaniaque. Il pense qu’il est Dieu et qu’il peut faire ce qu’il veut. Jusque-là, on l’a laissé faire. »Carolina Milanesi, analyste
à franceinfo
Pendant plusieurs années, Elon Musk a travaillé à modeler son image autour de la figure du « self-made man » visionnaire, aux origines modestes. Le milliardaire vient pourtant d’un milieu très aisé à Pretoria, en Afrique du Sud, ancien fief de la domination blanche. « Il a grandi dans un environnement très blanc, bercé par cette petite musique raciste et viriliste. Il y a cette idéologie, chez les Afrikaners [Sud-Africains blancs d’origine néerlandaise à l’origine de l’apartheid], que les Blancs sont le peuple élu de Dieu et que les Noirs sont le mal absolu », résume Boris Manenti. Un terreau fertile pour ses prises de position actuelles.
La Silicon Valley dans son sillage ?
La Silicon Valley, haut lieu de la tech américaine où sont notamment basés Google, Facebook ou Apple, et connue pour pencher à gauche, emboîtera-t-elle le pas à Elon Musk au point de virer de bord dans la perspective de la présidentielle de novembre ? Si Kamala Harris a obtenu, dans une lettre, le soutien de 1 200 employés du secteur, la frange acquise aux républicains constitue toutefois une « minorité qui prend de l’ampleur » en Californie, selon la journaliste Carolina Milanesi.
Comme Elon Musk, qui apporte un soutien financier substantiel à la campagne républicaine (à hauteur de 45 millions de dollars par mois), plusieurs figures de la tech ont décidé de contribuer financièrement à la campagne de Donald Trump, espérant promouvoir les cryptomonnaies et l’expansion des technologies de défense. La nomination de J.D. Vance, ex-investisseur et proche de Peter Thiel, comme colistier de l’ex-président américain, a, de ce point de vue, de quoi séduire les libertariens de la Silicon Valley.
Bien que les revenus publicitaires de X se soient effondrés depuis le rachat, la plateforme semble avoir de beaux jours devant elle, selon Carolina Milanesi : « Malgré ce que X est devenu, les grandes voix de la tech, comme Satya Nadella [PDG de Microsoft] ou Tim Cook [PDG d’Apple] sont restées. Ça montre le pouvoir que possède la plateforme. »